Sans que cela ne constitue un tournant dans son positionnement depuis le 7 octobre, l’Iran a appelé ses milices au calme pour éviter des représailles américaines, et l’a fait savoir.
Les Iraniens ont rappelé à l’ordre leurs supplétifs. Depuis le 4 février, les attaques contre les intérêts américains dans la région se sont tues, tandis qu’une guerre généralisée a jusqu’à présent été évitée, malgré les récentes escalades ponctuelles qui ont fait craindre le pire. Certes, les échanges de frappes se poursuivent quotidiennement à la frontière israélo-libanaise et les Houthis continuent de cibler des navires marchands en mer Rouge. Mais « l’axe de la résistance » suit globalement les injonctions iraniennes à ne pas provoquer les États-Unis et à éviter un embrasement du conflit. Un message qu’a tenu à faire passer Esmail Qaani en personne en Irak le 29 janvier, moins de 48 heures après une frappe ayant tué trois soldats américains sur une base en Jordanie, attribuée à une milice irakienne. Le chef des forces al-Qods du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI), chargées du réseau de supplétifs régionaux que l’Iran s’est construit sur plusieurs décennies, est souvent critiqué pour ne pas avoir le même charisme et la même connaissance de la région que son prédécesseur Kassem Soleimani (assassiné par une frappe américaine en janvier 2020 à l’aéroport de Bagdad, et qui était parfaitement arabophone). Reste qu’il a réussi à faire passer le message que la République islamique est toujours aux commandes et sait contrôler ses affiliés.
Lignes rouges
Car la frappe contre le compound américain en Jordanie, qui a franchi une ligne rouge de Washington en faisant des morts, avait soulevé des interrogations quant à l’indépendance et la liberté d’action dont les milices pro-iraniennes de la région disposeraient face à leur parrain. Téhéran maintient en effet le flou grâce au « déni plausible » entourant sa responsabilité dans les attaques commises par les membres de « l’axe de la résistance ». La République islamique prône dans ce cadre l’autonomie de ses supplétifs, mais entend que cette dernière s’arrête là où ses intérêts commencent. Les Etats-Unis avaient indiqué vouloir répondre à cette attaque mortelle afin de rétablir la dissuasion et d’éviter qu’un tel scénario ne se reproduise, alors que de nombreux faucons républicains poussaient le président Joe Biden à frapper l’Iran directement. Etant donné que l’Iran a tracé comme ligne rouge l’engagement dans une confrontation directe avec Israël et les Etats-Unis, il ne serait pas logique qu’il donne le feu vert à ses supplétifs pour faire ce qu’ils estiment, eux, être important.
Et les tentatives de Téhéran de s’assurer que le conflit reste contenu, notamment hors de ses frontières, ne datent pas d’hier. Dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre, le guide suprême iranien Ali Khamenei a convoqué des responsables de factions armées palestiniens, libanais, irakiens et yéménites pour leur signifier que l’Iran n’avait aucune intention d’être impliqué dans la guerre à Gaza ou de régionaliser le conflit. Esmail Qaani a pour sa part passé des semaines depuis l’attaque du Hamas à faire la navette entre les différentes milices du réseau pro-iranien pour délimiter le cadre de leurs actions afin d’éviter de provoquer une guerre régionale.
Gains fragiles
C’est que les Iraniens ont beaucoup à perdre. Les Américains et les Israéliens visent en effet les capacités militaires de leurs supplétifs, éliminant aussi dans des frappes ciblées de hauts responsables de ces organisations. Des actions qui pourraient réduire, du moins temporairement, le pouvoir de nuisance de Téhéran, et ainsi ses chances de pouvoir négocier directement avec les Etats-Unis.
La République islamique, qui s’est posée à travers « l’axe de la résistance » comme le principal défenseur de la cause palestinienne depuis le 7 octobre, dit en outre craindre en cas de conflits annexes le détournement de l’attention internationale du conflit à Gaza, alors que les Saoudiens ont remis la normalisation avec Israël sur le tapis en échange d’un Etat palestinien, tentant ainsi de se réapproprier la « cause sacrée des Arabes » un peu délaissée durant des décennies.
En Irak, une frappe américaine le 4 janvier dans la capitale, qui a augmenté la pression des milices pro-iraniennes sur le gouvernement de Mohammad Chia al-Soudani, a par ailleurs ouvert la voie à des pourparlers entre Washington et Bagdad pour un retrait des forces américaines du pays. Si la perspective n’est pas imminente, les Irakiens craignant notamment une recrudescence des groupes extrémistes comme l’Etat islamique, l’ouverture de négociations représente déjà pour Téhéran une avancée en vue d’atteindre son objectif d’expulser les troupes de son meilleur ennemi de la région.
La crainte de perdre ces gains aurait motivé la visite ce mois de responsables iraniens au Liban, durant laquelle un membre du Hezbollah a déclaré dimanche que Téhéran voulait éviter « de donner une raison au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu de lancer une guerre plus large au Liban ou ailleurs ». Alors qu’il se présente en position de force, l’Iran serait-il donc prêt à discuter des termes d’une sortie de crise ? La séquence fait en tout cas écho à la période de répit qui prévalait au moment où Washington et Téhéran étaient en négociations pour l’échange de prisonniers, qui s’est concrétisé en septembre dernier. Mais elle ressemble d’autant plus à une opération de communication de la République islamique, qui veut montrer qu’elle garde le contrôle sur ses supplétifs et que « l’axe de la résistance » reste uni derrière elle.
L’Iran a subi une série de pertes importantes en termes de responsables assassinés, et cela crée un problème de crédibilité face à sa base nationale tenante de la ligne dure tout d’abord, mais aussi face à « l’axe de la résistance ». Les deux ne peuvent en effet que constater avec frustration le fossé entre la rhétorique et l’action de Téhéran, la dernière étant bien plus modeste que la première.
Signes de mécontentement
Ce souci de l’audience acquise pouvait déjà expliquer en partie les frappes iraniennes à Erbil, en Syrie et au Pakistan mi-janvier, répondant à un besoin de rétablir la dissuasion autant qu’à celui de rassurer ses alliés. S’ils sont rares à s’opposer frontalement à Téhéran, qui a financé, armé et entraîné la plupart de ses supplétifs, certains font néanmoins signe de leur mécontentement. Les Kataëb Hezbollah irakiens avaient ainsi exprimé leur frustration après avoir été rappelés à l’ordre suite aux attaques en Jordanie. Se pliant aux exigences d’un commandant militaire iranien, la faction avait néanmoins annoncé la suspension de ses attaques contre les Américains, annonçant qu’elle continuerait néanmoins à se défendre. Si les Kataëb Hezbollah ont laissé entendre qu’ils vengeraient la frappe américaine qui a tué un de leurs commandants en plein Bagdad le 7 février, la faction n’a jusqu’à présent lancé aucune attaque de représailles contre les intérêts américains. Un autre groupe, plus petit mais très actif, Harakat al-Nujaba, qui a perdu deux membres dans la frappe du 4 janvier, a, lui, refusé de se plier aux injonctions iraniennes, arguant que les troupes ennemies ne partiraient que par la force. Jusqu’à présent, il n’a pourtant pas osé s’exposer aux représailles américaines et aux injonctions iraniennes.
Cela montre que Téhéran tient bien en main « l’axe de la résistance », tout en laissant une certaine marge de manœuvre à ses affidés dans la confrontation contrôlée avec les Etats-Unis et Israël .