Au fur et à mesure des semaines, conscient que son adversaire fera tout ou presque pour éviter la guerre, Israël fait sauter de plus en plus de digues.
Hassan Nasrallah a en effet attendu presque un mois avant de faire son premier discours à la suite de l’opération « Déluge d’al-Aqsa ». L’objectif ? Entretenir le plus longtemps possible l’ambiguïté stratégique concernant les intentions du Hezbollah dans cette séquence. Une fois le discours du « sayyed » passé, le doute a toutefois quasiment disparu : depuis le 3 novembre, il est extrêmement clair que le Hezbollah ne veut pas d’une guerre totale avec Israël. Les responsables du parti le répètent en public et en privé depuis des mois. Au point que la formation chiite a fini par perdre une partie de sa capacité de dissuasion face à Israël.
En réalité, les responsables israéliens ont tout à fait conscience que le Hezbollah de 2024 n’est plus celui de 2006. Que la milice dispose d’environ 150 000 missiles, dont certains ont une portée de plus de 100 kilomètres. Qu’en cas de guerre, malgré leur préparation à ce scénario et l’amélioration de leur capacité militaire, le Hezbollah pourra leur faire mal. Qu’il pourra cibler des villes de premier plan et contraindre des centaines de milliers de personnes à se déplacer. Le Hezbollah dispose en effet d’une véritable capacité de dissuasion : c’est la principale raison pour laquelle Israël n’a pas encore lancé une opération militaire de grande envergure au Liban. Mais plus les semaines passent, plus cette capacité de dissuasion s’effrite. Plus le Hezbollah répète qu’il ne veut pas la guerre, plus Israël se permet d’élargir ses opérations au Liban.
Depuis le milieu de la décennie 2010, Israël mène régulièrement des raids en Syrie contre des membres de l’ « axe de la résistance ». Ses frappes peuvent aussi bien viser le sud du pays que Damas ou même la côte syrienne, pourtant le fief de Moscou. Israël ne s’interdit rien parce qu’il perçoit le renforcement de l’Iran et de ses alliés à sa frontière comme une menace et parce qu’il sait que son ennemi n’a pas les moyens de lui répondre.
Pendant des années, Israël s’interdisait toutefois d’agir avec la même logique sur le terrain libanais. Non pas parce qu’il considérait que la menace y était moins élevée, mais parce qu’il savait que cela aurait d’autres répercussions. La donne a cependant changé depuis le 8 octobre, date du lancement des hostilités entre les deux ennemis à la suite d’une frappe du Hezbollah.
Israël poursuit depuis trois objectifs sur le terrain libanais : éliminer les responsables du Hamas réfugiés au Liban, éliminer un maximum de membres de la force al-Radwan – l’unité d’élite du parti chiite, spécialisée dans les opérations d’infiltration – et détruire des cibles-clés pour affaiblir son adversaire.
Au fur et à mesure des semaines, conscient que son ennemi fera tout ou presque pour éviter la guerre, Israël fait sauter de plus en plus de digues. L’État hébreu s’est ainsi permis d’assassiner Saleh el-Arouri, le numéro deux du Hamas, dans la banlieue sud de Beyrouth ; puis de frapper les régions de Nabatiyé, de Saïda, de Baalbeck, comme pour signifier que son opération ne connaît aucune limite géographique. Certes, le Hezbollah riposte. Mais il le fait, le plus souvent, en respectant les « règles d’engagement », ce qui encourage Israël à recommencer.
Le Hezbollah est en fait sur la défensive : contraint de réagir sans pouvoir reprendre l’initiative et contraint d’espérer qu’une trêve soit décrétée à Gaza pour sortir de ce cercle vicieux. Israël pour sa part, est déjà dans une logique de guerre au Liban. Il mène son opération, atteint une partie de ses objectifs et prépare le terrain pour une suite éventuelle. Si la diplomatie fonctionne, tant mieux. Sinon, il intensifiera probablement ses opérations jusqu’à la rupture. Le risque pour l’État hébreu, c’est de finir par sous-estimer la menace que représente son ennemi et de se lancer dans un conflit qui aurait pour lui d’importantes répercussions.
Pour le Hezbollah, l’enjeu est plus complexe. Le parti a beaucoup plus à perdre qu’à gagner dans une guerre totale avec Israël. Les Libanais n’en veulent pas, y compris sa propre base, et ne lui pardonneraient pas. Même s’il parvenait à « résister » à l’offensive ennemie, il y laisserait dans tous les cas beaucoup de plumes. Mais il ne veut pas donner un sentiment de faiblesse ni en interne ni sur la scène régionale.
Le « front de soutien » du Hezbollah au Hamas ressemble donc de plus en plus à un traquenard. Il n’a aucun effet décisif sur la poursuite de l’offensive israélienne sur Gaza, mais met le parti – et le Liban – en danger. Idéalement, le Hezbollah aimerait sortir de cette séquence avec un Hamas encore « vivant » à Gaza, un accord avec Israël qui renforcerait sa position au Liban et une forme de reconnaissance américaine du rôle de l’Iran dans la région.
Mais à l’heure qu’il est, la survie militaire du Hamas est loin d’être assurée et le deal irano-américain apparaît (au mieux) lointain. Quant à l’accord avec Israël, il est si intrinsèquement lié à la situation à Gaza que le parti dépend là aussi de la volonté de l’Etat hébreu. Et si ce dernier décidait de poursuivre ses opérations au Liban-Sud, même en cas de trêve à Gaza, que ferait alors le Hezbollah ? Comment peut-il, en cas de défaite militaire du Hamas, se sortir de ce traquenard sans risquer de tout perdre et sans se renier ?
On comprend que les dirigeants du Hezbollah soient devant des choix très délicats, qui concernent également les autorités de Téhéran.