Maurice Gourdault-Montagne : « Le couple franco-allemand est nécessaire pour peser à l’international »
ENTRETIEN. La guerre en Ukraine a ravivé les tensions entre Paris et Berlin. Si le couple franco-allemand veut rester le moteur de l’Union européenne, il doit travailler à mieux se connaître pour éviter les divisions et agir de concert, analyse l’ancien ambassadeur de France en Allemagne Maurice Gourdault-Montagne*.
Le JDD. La relation franco-allemande est aujourd’hui tendue au sujet de la guerre en Ukraine. Quels sont les points de crispation qui empêchent la France et l’Allemagne d’accorder leurs violons ?
Maurice Gourdault-Montagne. La relation entre la France et l’Allemagne est toujours compliquée, d’abord pour des raisons historiques, malgré une volonté politique depuis le traité de l’Élysée de toujours rechercher des convergences, si ce n’est les voies d’un accord. Mais aussi parce qu’elle se déroule dans des contextes totalement différents. Un contexte institutionnel où un président de la République n’est pas un chancelier. Le chancelier doit gérer une majorité avec une coalition où il y a trois partenaires : le SPD, les Verts et les libéraux, qui ne pensent pas la même chose sur la plupart des sujets : énergie, fiscalité, défense, etc.
La politique étrangère en Allemagne est inscrite dans le contrat de coalition entre les différents partis. Et comme tout n’est pas prévu, cela nécessite des discussions extrêmement longues dans lesquelles le Bundestag a toujours son mot à dire. Ainsi, nous avons des processus de décision différents. Chez nous, c’est vertical ; c’est le président de la République qui oriente la politique étrangère de la France, ce qu’on appelle le « domaine réservé ». Il y a des procédures prévues, notamment quand on engage des troupes sur un théâtre d’opérations extérieures ; on doit alors solliciter l’Assemblée nationale dans les trois mois suivant l’engagement des troupes. Concernant l’Ukraine, il n’y a eu de notre côté aucun engagement de troupes à ce stade, ce qui a permis depuis deux ans au gouvernement d’éviter un débat parlementaire sur la politique étrangère. Un débat est néanmoins prévu prochainement.
Enfin, il ne faut pas oublier le dernier élément, qui est fondamental dans une affaire comme la guerre en Ukraine : c’est la mémoire. Depuis le début de la crise en Ukraine, depuis l’agression russe, les Allemands se sont réveillés avec un certain nombre de souvenirs douloureux, très enfouis, parce que la relation entre l’Allemagne, l’Ukraine, la Russie, c’est une histoire qui remonte au Moyen Âge. Il faut aussi regarder la position géographique de l’Allemagne, qui est au cœur du continent, à l’Est et à l’Ouest. Il est évident qu’aujourd’hui, il y a des points de crispation. Et il est compréhensible que les propos du président de la République sur « l’engagement de troupes au sol, qui n’est pas exclu », aient fait bondir les Allemands, notamment parce que, pour toute une génération actuellement au pouvoir, ce sont leurs pères et leurs grands-pères qui ont fait la guerre sur ces théâtres d’opérations.
Il y a des grands cimetières de soldats allemands dans toutes ces régions. Des millions d’hommes sont tombés au combat, et beaucoup ne sont pas revenus après avoir été faits prisonniers. Cela fait remonter des souffrances extrêmement fortes. D’où sans doute la réticence du chancelier à l’envoi de troupes, bien sûr, et aussi de missiles à longue portée qui toucheraient l’intérieur de la Russie. La culture pacifiste de l’Allemagne depuis 1945 rend tout effort de guerre extrêmement difficile à mettre en œuvre. L’Allemagne s’en est remise aux Américains qui l’ont aidée à se reconstruire en matière de défense et de sécurité.
Emmanuel Macron et Olaf Scholz refusent de s’entendre sur l’idée d’une armée européenne. Pourtant, c’est bien la question : qui doit s’occuper de la défense de notre continent, l’Otan ou l’UE elle-même ?
L’armée européenne est un concept dont plus personne ne parle aujourd’hui. En revanche, la question est de savoir quelles sont les compétences qui peuvent être celles de l’Union européenne en matière de défense. Vous avez vu qu’on parle maintenant d’avoir un commissaire européen à la défense. C’est quelque chose qui fera partie du débat pour les prochaines élections européennes. Il y a eu depuis de nombreuses années un effort qui a été fait pour que les Européens, ensemble, travaillent à des initiatives de défense. La France a pris des initiatives dans ce sens à plusieurs reprises et c’est au titre de « l’initiative de paix » que l’Union européenne a coordonné son effort de défense et de soutien à l’Ukraine, en termes de matériel et de financement de matériel depuis 2022.
Néanmoins, on se retrouve face à des cultures de défense qui sont extrêmement différentes. La France a développé une culture de défense la plus autonome possible, elle est de surcroît une puissance nucléaire, ce qui ajoute à la complexité de la mise en commun de ce qu’on peut faire. L’idée, c’est d’abord de se coordonner mieux, de consacrer des moyens dédiés à une politique de défense européenne. C’est ce qu’on avait tenté de faire au moment de l’adoption du dernier budget européen. Mais le COVID et le plan de relance ont freiné l’élan. Lors du sommet de l’Union européenne à Versailles quand la France était en présidence, une « boussole stratégique » a été mise en place pour identifier des projets communs et les moyens offerts par la base industrielle européenne de défense.
Tous les pays européens, d’une manière ou d’une autre, ont des capacités de production de matériel de défense. Que ce soit la France, l’Allemagne, la Pologne, la République tchèque, la Suède, l’Espagne, l’Italie, tous ces pays-là ont des capacités. Mais avec la Suède et la Finlande, ce sont désormais 24 pays de l’Union européenne sur 27 qui sont dans l’OTAN. Ça veut dire au nom de l’interopérabilité de nos forces, l’achat de beaucoup de matériel américain et donc l’influence de la stratégie américaine. Je rappelle que les États-Unis financent l’OTAN à 70%. Donc la marge de manœuvre européenne est étroite. Il est important aujourd’hui de réfléchir, non pas tant à une armée européenne, qu’à ce que pourrait être un pilier européen de défense. À cet égard, beaucoup de choses avancent, puisque nous avons des débuts de discussions entre la France, qui a voté une loi de programmation militaire de plus de 400 milliards l’année dernière, pour les quatre années qui viennent, l’Allemagne qui a voté un fonds spécial de 100 milliards.
Mais aussi la Pologne, qui veut avoir une armée de 500 000 hommes à échéance de 2030 et consacrer 4% de son budget à la défense, ce qui est considérable, car les autres armées sont généralement de 200 000 hommes ; Il est intéressant de voir que le centre de gravité de la défense européenne évolue peu à peu vers l’est. Il y a sans doute des potentialités à établir une coopération franco-germano-polonaise en essayant de définir ce que pourrait être une défense européenne appuyée sur un « triangle de Weimar de la sécurité ». Dernier point, la question de la dissuasion nucléaire qui revient sur le devant de la scène à cause de l’Ukraine et des menaces russes et des doutes sur l’engagement des Etats-Unis. La France, par la voix du président Macron, s’est montrée ouverte à discuter avec des partenaires européens qui le souhaiteraient, de ce que pourrait être la couverture nucléaire de l’Europe, mais dont le pouvoir de décision resterait à la France.
Ce sont des sujets extrêmement sensibles, mais il y a des réflexions en cours. L’Allemagne elle-même paraît intéressée à ce débat. Rien n’est joué ni décidé. Mais nous ne sommes donc pas inertes. Les Européens travaillent à tout cela parce que le monde a changé, parce que les menaces ont changé. Il y a les menaces conventionnelles, il y a les menaces nucléaires, il y a les menaces cyber, là-dessus il y a un gros travail qui est mené conjointement avec nos partenaires. Il y a eu ce projet allemand de bouclier antimissile sur lequel nous avons des objections, car il y a plusieurs conceptions. Et puis nos projets bilatéraux d’avion de combat et de char qui patinent. Oui, il y a des divisions entre la France et l’Allemagne, il y a néanmoins, par la volonté politique, la recherche de solutions communes dans l’intérêt européen.
Poutine est-il le grand gagnant de ces divisions entre les Etats membres de l’Union européenne ?
L’Union européenne a montré qu’elle était unie, notamment dans les sanctions qu’elle a décidées face à la Russie. Néanmoins, l’Union européenne c’est 27 pays, avec leurs histoires, avec leurs processus de décision, avec leurs majorités politiques et avec leurs sensibilités. Vous avez à l’est de l’Europe à la fois les Baltes, qui ont un souvenir terrible de l’occupation soviétique et des déportations. N’oublions pas que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie étaient des républiques de l’Union soviétique jusqu’en 1991. Ils ont donc une sensibilité à fleur de peau. La Pologne, la Hongrie, les Tchèques et les Slovaques aussi ont subi le joug soviétique. Tout ceci est un damier avec des couleurs extrêmement diverses.
Poutine, naturellement, en face de cela, joue sur les divisions des uns et des autres. Pour le moment, il n’y a pas eu de division notamment vis-à-vis des sanctions telles qu’elles ont été décidées. En revanche, les propos du président de la République, contrairement à ce qu’il dit, nous ont sorti de l’ambiguïté stratégique. Là, nous avons dit que nous n’excluons pas l’envoi de troupes au sol, qu’il n’y avait pas consensus, ce qui a été démontré par les déclarations de nos alliés. Poutine a confirmation que les Européens sont divisés sur ce sujet. Et il en tire parti car quand on est dans une situation d’hostilité avec un autre pays, il est évident qu’on cherche les failles qui vous permettent de diviser ceux qu’on a en face de nous. Et en l’occurrence, nous nous sommes divisés. Le vrai sujet devrait être de réengager les Américains pour renforcer la main des Ukrainiens et là, nous sommes d’accord.
Les querelles entre la France et l’Allemagne nourrissent souvent l’ironie de ceux qui considèrent l’UE comme ingouvernable. La situation actuelle ne leur donne-t-elle pas raison ?
Il n’y a que les faux naïfs qui pensent que l’UE peut être facilement gouvernable. Nous avons 27 pays qui pensent différemment les uns des autres, avec des histoires différentes, souvent douloureuses et également des fiertés nationales. Le succès politique de l’Union européenne est pourtant là : malgré des tensions, pas de guerre entre les pays de l’Union. Ce succès repose sur une grande réalisation concrète, le marché unique qui a permis l’élévation du niveau de vie de l’ensemble de nos pays à des degrés divers. Il y a certainement des ajustements à faire ici et là nous le voyons en matière de politique agricole commune par rapport à l’évolution des marchés mondiaux.
Nous sommes également gagnants par notre capacité d’avoir une masse critique indispensable quand il s’agit de négociations commerciales face aux grandes puissances et aux pays émergents qui eux pèsent de tout leur poids. Nous pesons parce que nous sommes à plusieurs. Je suis certain aussi qu’il y a un nettoyage à faire pour que l’Union européenne reprenne les priorités qui sont les siennes sans se disperser. Mais encore une fois, je pense que l’UE est un succès. Tout y est l’objet de discussions très longues, très âpres, car les gouvernements élus veillent à avoir le dernier mot de la décision. Alors l’ironie, je dirais, sur le côté ingouvernable de l’Europe, est bien facile.
L’essentiel, c’est de compter sur la scène par rapport aux États-Unis, aux Russes, aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, aux Africains. C’est ce qui compte. Il faut peser. Et je ne vois pas d’autre solution que l’Union européenne qu’il faut sûrement améliorer dans ses processus de décision et son contrôle démocratique.
Le couple franco-allemand en a vu d’autres depuis le traité de l’Élysée signé par de Gaulle et Adenauer, il y a 61 ans. Pourtant, la relation n’a jamais été équilibrée. Est-ce dire que c’est une chimère ?
Le tandem franco-allemand n’est pas une chimère. C’est un attelage qui vient de loin, dont les deux bêtes doivent toujours être poussées à aller dans la même direction. Depuis la guerre de Trente Ans, nous nous sommes battu toutes les générations confondues contre les Allemands. Les deux dernières fois, ce furent des guerres mondiales. Nous avons quand même réussi un tour de force en construisant une relation apaisée et non plus belliqueuse sur la base d’un socle de valeurs communes entre nos deux pays depuis 1945, en particulier en lien avec la notion de liberté que les Français et les Allemands ont développées quasiment ensemble avec nos penseurs et nos philosophes pendant toute la période des Lumières. Cela doit être un exemple pour le monde !
Évidemment, la France et l’Allemagne sont très différentes, d’autant plus différentes qu’il y a une asymétrie croissante entre nos deux pays. Une asymétrie industrielle et économique d’une part, un passé qui n’est pas le même d’autre part, puis des traditions qui ne sont pas les mêmes. Et maintenant, nous sommes un pays endetté quand eux ne le sont pas. Nous sommes un pays qui a 10% de produit national brut industriel, quand l’Allemagne atteint 25%. Nous avons en revanche des forces en France, une jeunesse éduquée et de nombreuses infrastructures modernes sans oublier nos hautes technologies. L’Allemagne qui a de grandes forces de son côté, est un pays vieillissant qui a des déficits d’infrastructures. Mais il reste que, forts de nos différences, nous devons continuer servir de force d’entraînement à l’ensemble de nos partenaires. De ce point de vue là, je crois fondamentalement à la dynamique franco-allemande.
Même si les temps sont incertains, nous avons montré que nous étions capables de faire de grandes choses. Évidemment, c’est difficile et il faut une volonté politique des deux côtés. La force du tandem franco-allemand c’est aussi les institutions dans lesquelles il inscrit son action. Nous avons les Conseils des ministres franco-allemands qui permettent de se consulter régulièrement, mais aussi l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, ou encore des institutions sur le plan de la défense ou encore pour les échanges culturels ou universitaires. Ce qui est nécessaire pour le couple franco-allemand c’est de renouveler ce qui fait la chair de la relation franco-allemande : la connaissance réciproque de l’autre.
De ce côté-là, on a beaucoup perdu. Nous connaissons beaucoup moins bien l’Allemagne et les Allemands qu’avant. Et réciproquement les Allemands connaissent beaucoup moins bien la France. L’apprentissage de la langue de l’autre est en chute libre. Je pense que l’attelage franco-allemand reprendra de la vigueur lorsqu’ensemble, nous sortirons de l’enfermement de notre alliance avec les Américains, pour aller voir aussi le reste du monde. Lorsque j’étais ambassadeur et que j’allais parler aux Chinois avec mon collègue allemand, nous étions écoutés. Quand j’allais seul en tant que Français ou quand mon homologue allait en solitaire, l’écoute des Chinois était plus distraite. Il faut la masse critique franco-allemande pour pouvoir peser.
Publiée dans le Journal du Dimanche le 6 mars 2024