Une fois de plus, à l’occasion d’une élection présidentielle, le Sénégal connaît une période de troubles et d’incertitude. Une fois de plus, car si les transitions se sont toujours bien passées dans la continuité (Senghor, Diouf, Wade, Sall) en revanche les alternances ont systématiquement été incertaines ou chaotiques (Diouf-Wade, Wade-Macky Sall). Après le choc constitué par la première décision du report du scrutin par le Président Macky Sall les choses pourraient donner l’impression d’être maintenant rentrées dans l’ordre avec l’annonce de la date du vote fixée au 24 mars, validée par le Conseil constitutionnel et l’adoption de la loi d’amnistie générale par le Parlement qui devrait logiquement permettre au principal candidat d’opposition de sortir de prison et faire normalement campagne.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il convient de se pencher sur les motivations de celui qui reste le principal acteur de la crise, le Président Macky Sall. Celui-ci me semble animé par deux considérations contradictoires : la conviction qu’il est le meilleur chef d’Etat possible, notamment dans la perspective du début de la production de gaz et de pétrole, dont il redoute qu’elle débouche sur la malédiction des hydrocarbures comme cela a été le cas dans la majorité des pays africains ; en même temps, ayant été au centre du processus qui a débouché sur la défaite électorale de Wade en 2012, il sait combien est forte au sein de l’opinion sénégalaise la tentation du dégagisme. La solution pour sortir de ce dilemme était d’organiser sa propre succession en assurant la promotion d’un candidat en qui il aurait une totale confiance, entreprise qui s’est avérée bien incertaine alors que le pays semble aspirer au changement après 12 ans de pouvoir sans partage de l’APR. D’où sans doute la tentative de report sine die des élections motivée semble-t-il par de mauvais sondages pour son candidat officiel, Amadou Ba, et aussi des objections au sein de l’APR et dans l’entourage présidentiel sur la personnalité du candidat. La manœuvre était à l’évidence condamnée à l’échec : réaction immédiate et violente de la rue, condamnation de toutes les forces politiques et de l’ensemble de la société civile, incompréhension des partenaires régionaux et internationaux du Sénégal. Le recul était inévitable. Il ne s’est pas fait en bon ordre et le sentiment qui domine est celui d’un pouvoir qui navigue à vue, change de cap au gré d’évolutions qu’il ne contrôle plus. L’intention première était apparemment de se donner du temps avec un report de plusieurs mois afin de remettre à plat la liste des candidats pour éventuellement trouver une alternative à Ba et requalifier Karim Wade, écarté par le Conseil constitutionnel alors qu’il pouvait représenter un réservoir de voix, notamment mourides, pour un deuxième tour après la réconciliation avec le clan Wade. La force de l’opposition à ce schéma a conduit à un revirement à 180° avec le projet de loi d’amnistie générale envoyé au Parlement et présenté comme un geste de réconciliation nationale (l’initiative étant aussi inspirée, évidemment, par le souhait de protéger les responsables de la répression) et avec la proposition d’une nouvelle date avant la fin du mandat en avril sous la pression du Conseil constitutionnel qui a de surcroît confirmé sa décision sur la liste des 19 candidats retenus.
Il y a désormais deux interrogations majeures. Tout d’abord, Macky Sall va-t-il se résigner et laisser libre cours à un processus qui a totalement échappé à son contrôle ? Et ce, alors que tout cela risque de déboucher sur ce qui serait à son avis une catastrophe pour son pays, à savoir la victoire du candidat populiste, Diomaye, qui est le double de Sonko, épouvantail de la classe dirigeante. Il est clair que s’y opposer serait basculer dans l’illégalité. Dakar bruisse d’ailleurs de rumeurs sur un risque de « putsch présidentiel ». Le nouveau Ministre de l’Intérieur, au demeurant personnalité respectable, parle dès sa prise de fonction de complots contre le pays. On ne peut donc l’exclure mais cela ne me semble pas le plus probable. Ce serait aller à l’encontre de l’image que Macky Sall entend donner de lui-même, celle d’une présidence exemplaire, sur la base de laquelle il semblerait entretenir pour la suite de hautes ambitions dans des organisations régionales ou internationales. Ce serait prendre le risque d’émeutes de grande ampleur, plus violentes encore que celles qui ont entouré les élections de 2012. Cela poserait inévitablement la question de l’attitude des forces de sécurité et de l’armée. Au total ce serait banaliser le Sénégal, îlot de stabilité et de démocratie dans un Sahel chaotique, allant à l’opposé de l’ambition de Macky Sall pour son pays.
En second lieu, qu’attendre de ces élections si elles se tiennent comme prévu dans moins de deux semaines conformément à ce qu’a annoncé le nouveau Premier Ministre qui a affirmé que tout était techniquement prêt pour l’organisation matérielle du scrutin ? Il serait évidemment bien hasardeux de se risquer à un pronostic. Avec 19 candidats tout est possible. En 2012 personne n’avait vu venir Macky Sall. Le plus vraisemblable est que le premier tour apportera une surprise, même si la plupart des observateurs estiment probable que le candidat « populiste », Diomaye, devrait être au deuxième tour. Contre qui ? Ba devrait pouvoir compter sur l’appareil de l’APR, mais il est affaibli à la fois par les divisions de son propre camp et la tiédeur désormais visible de son mentor, le Président sortant. Mais est-ce un handicap ? L’ancien Premier Ministre et Directeur de cabinet du Président, M. Dionne, ne semble pas une alternative sérieuse tant il manque de charisme et manifeste peu d’appétence pour le pouvoir. L’irruption d’un troisième homme est évidemment possible. Un deuxième tour serait-il sur le mode « tout sauf Diomaye » ou ce dernier pourrait-il bénéficier de ralliements, deux candidats au moins étant d’ores et déjà proches de lui ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre.
Ultime considération conclusive : faut-il avoir peur de Diomaye, derrière lequel il y a Sonko, notamment en ce qui concerne les relations avec la France ? Une certaine radicalité du discours est effectivement inquiétante. Mais aurait-il la volonté ou la capacité de mener, comme il le proclame, une politique de rupture ? Rien n’est moins sûr. Reste qu’au-delà du résultat imprévisible de ce scrutin, l’écho que recueillent à l’évidence les thèmes anti-français auprès de la jeunesse sénégalaise est un nouveau signe de la dégradation de notre image dans cette région.