L’Arabie Saoudite profite du rétablissement de ses relations diplomatiques avec l’Iran
Il y a un an, l’annonce avait surpris le Moyen-Orient et ses partenaires internationaux : le 10 mars 2023, l’Arabie Saoudite et l’Iran signaient un accord de détente à Pékin, présageant une nouvelle ère voulue par le prince héritier saoudien – Mohammad ben Salmane (MBS) – afin de réaliser son programme de diversification économique « Vision 2030 ».
Mais dans les mois suivants, l’accord n’a généré que quelques résultats diplomatiques limités, jetant un flou sur sa réelle portée. Il aura donc fallu la guerre à Gaza et l’ouverture de ses fronts annexes pour tester la viabilité de ce rapprochement. Le 7 octobre a en effet mis en lumière les capacités de destruction de l’Iran et de ses alliés dans la région, poussant l’Arabie Saoudite à tout mettre en œuvre pour éviter un embrasement au Moyen-Orient.
Ainsi, depuis octobre 2023, les contacts entre Riyad et Téhéran ont atteint des niveaux jamais égalés depuis une décennie – et ce malgré le constat, amer pour les Saoudiens, que l’Iran n’avait pas pu ou voulu empêcher l’attaque du Hamas. Dès le début du conflit, MBS et le Président iranien Ebrahim Raïssi se sont en effet téléphonés pour évoquer l’escalade à Gaza. Ils se sont ensuite rencontrés en novembre, en marge du sommet conjoint de l’Organisation de la coopération islamique (OIC) et de la Ligue Arabe sur la Palestine, première réunion entre des dirigeants iranien et saoudien depuis la rupture des liens diplomatiques en 2016 (la dernière datait de 2012, lorsque Mahmoud Ahmadinejad s’était entretenu avec le roi Abdallah à La Mecque). Les ministres saoudien et iranien des Affaires étrangères ont également multiplié les visites dans leurs pays respectifs depuis le 7 octobre, alors qu’ils s’étaient déjà rencontrés avant cette date, dans le sillage de l’accord de Pékin.
Plus intéressant encore, Riyad et Téhéran opèrent une forme de rapprochement sans précédent sur le plan sécuritaire, après s’être menés des guerres par procuration dans toute la région pendant des décennies. Mi-février, l’ambassadeur saoudien en Iran a rencontré le ministre iranien de la Défense. Une semaine plus tôt, une délégation de hauts gradés iraniens avait fait une apparition remarquée au « World Defense Show » de Riyad, où elle s’est entretenue avec le chef d’état-major saoudien. Son homologue iranien avait, lui, téléphoné au ministre saoudien de la Défense, Khalid ben Salmane, en décembre.
Test en mer Rouge
Malgré leur forte valeur symbolique, ces rencontres de haut niveau revêtent encore une dimension incertaine, n’ayant pour l’heure débouché sur aucune décision concrète. Riyad vise en fait à mieux comprendre les capacités militaires de l’Iran, ainsi que l’état d’esprit et les ambitions de son système de sécurité. Le pragmatisme dont Téhéran a fait preuve de son côté ces derniers mois – en ne défiant pas directement Israël et en évitant les attaques des Houthis contre l’Arabie Saoudite – est rassurant pour le royaume.
Le vrai test pour l’accord de Pékin a en effet eu lieu en mer Rouge, front annexe le plus brûlant de la guerre à Gaza. Riyad a refusé de rejoindre l’opération « Prosperity Guardian » menée par les Etats-Unis en réponse aux attaques des Houthis, par crainte de mettre en péril les délicats pourparlers de paix entamés avec les rebelles yéménites en 2022. Hormis des accrochages à la frontière – qui ont conduit à la mort de quatre soldats bahreïniens en octobre 2023 – la milice pro-iranienne n’a plus tiré un seul missile vers le royaume depuis le début des négociations saoudo-houthies. La guerre à Gaza n’a pas rompu ce statu quo. Les Saoudiens ont probablement discuté avec l’Iran pour lui faire comprendre qu’ils ne soutiendraient pas la coalition américaine en échange de ne pas être pris pour cible par les Houthis. L’intérêt de l’Arabie Saoudite est dans cette affaire de se concerter avec l’Iran pour éviter une escalade.
Cette capacité nouvelle d’engager un dialogue et de s’accommoder pour contenir un embrasement régional ne saurait toutefois masquer la méfiance durablement installée entre Riyad et Téhéran. D’autant que, malgré leur objectif commun d’éviter l’escalade, les deux pays ont adopté des approches radicalement opposées dans la guerre à Gaza. Alors que Téhéran exerce une pression sur les Etats-Unis et Israël via « l’axe de la résistance », Riyad s’active en coulisses pour préparer – avec les Etats-Unis, l’Egypte et le Qatar – un nouveau modèle de gouvernance palestinienne. La relation est donc passée de la confrontation à la neutralité, mais elle n’est pas encore devenue coopérative.
Le pragmatisme poussera-t-il les deux poids lourds régionaux à atteindre ce stade ? Côté saoudien, il y a certainement une volonté de dialogue, car l’Arabie Saoudite comprend qu’elle ne peut pas se permettre un conflit ouvert avec l’Iran, qui nuirait à son économie, que l’époque de la confiance aveugle dans les garanties de sécurité américaines est révolue et que le front yéménite doit rester fermé. Les Saoudiens entendent donc poursuivre leur politique de concertation avec Téhéran.
Investissements saoudiens
Toutefois l’Iran n’est pas en position de force aux yeux des Saoudiens. La République islamique est en effet dans une situation globalement désastreuse, plongée dans un marasme économique, affaiblie par le soulèvement populaire de 2022 et isolée au niveau international par la suspension des négociations sur le nucléaire avec les Occidentaux. Sur le plan régional, le « Corps des Gardiens de la Révolution » islamique a perdu Kassem Soleimani, et avec lui le contrôle total de ses mandataires au Moyen-Orient.
En outre, Téhéran espérait surtout attirer des investissements saoudiens et stimuler le commerce bilatéral, ce qui ne s’est pas produit. Mais comment l’Arabie Saoudite pourrait-elle investir dans l’économie iranienne sans la confiance nécessaire et sans violer les sanctions occidentales contre la République islamique ? Cette question demeure non résolue, et Riyad n’a exercé aucune pression sur ses partenaires internationaux pour qu’ils allègent les sanctions.
Téhéran estime donc à juste titre que le statu quo profite davantage à Riyad, qui a pour l’heure réussi à protéger son territoire des attaques. Il a pourtant toujours été clair qu’il y aurait une limite à un rapprochement véritable entre l’Iran et l’Arabie Saoudite tant que les tensions se poursuivraient entre l’Iran et l’Occident. En face, les Saoudiens ont bien conscience qu’ils n’ont aujourd’hui pas les moyens d’affronter seuls la menace iranienne. Ils n’ont donc renoncé ni à la normalisation avec Israël, ni à la possibilité d’obtenir des garanties sécuritaires avancées des Etats-Unis. Or ce sont précisément ces scénarios qui pourraient mettre en péril l’accord de détente avec les Iraniens. Le royaume a donc jusqu’à présent plutôt bien joué ses cartes, en préservant ses options pour l’avenir, y compris dans l’hypothèse d’un retour au pouvoir du président Trump.