Les Européens n’ont pas besoin de moins de droit de la concurrence, ils ont besoin d’un droit de la concurrence qui joue son rôle de protecteur des mécanismes concurrentiels positifs pour la compétitivité européenne et pour le pouvoir d’achat
Est-il temps que l’Union européenne (UE) réduise le rôle central de sa politique de concurrence ? Cette politique est, avec l’euro et la politique commerciale, le cœur fédéral de l’UE. Elle donne à la Commission, et en son sein la Direction générale (DG) de la concurrence, le pouvoir d’interdire le versement d’aides d’Etat, de faire obstacle aux fusions, de traquer les abus de position dominante et les cartels. En un mot : elle fait de la Commission le gendarme du marché intérieur européen.
En France, au moins pour les élites politiques – l’autorité européenne de concurrence étant, elle, très respectée par ses pairs – la question est tranchée depuis longtemps. La volonté d’en finir avec la toute-puissance de la DG concurrence ressurgit à chaque fois qu’elle interdit à une entreprise française de fusionner : l’interdiction de la fusion Alstom/Siemens en février 2019, a été qualifiée de « crime économique » par les autorités. Nicolas Sarkozy, en 2007, irrité d’avoir dû demander l’autorisation de recapitaliser Alstom, a obtenu que la concurrence ne soit plus un objectif du Traité de Lisbonne. Jacques Chirac, en 2005, a fait rédiger un mémorandum pour demander – sans plus de succès que les dirigeants actuels en 2019 – une réduction des prérogatives de la Commission en matière de fusions. La liste est longue et ancienne. Elle commence avec la toute première interdiction de la Commission lorsque Aérospatiale souhaitait racheter le canadien de Havilland en 1991.
S’il y a un consensus politique remarquable en France pour dénoncer la politique de la concurrence européenne jugée ouverte aux quatre vents – la confondant avec la politique commerciale – l’UE n’est pas la France. Jusqu’à présent, aucun autre Etat membre de l’UE ne milite pour une réduction forte du rôle de la Commission dans le domaine de la concurrence en Europe. Qu’en penser ?
Observons d’abord que la concurrence est l’un des rares domaines dans lesquels l’UE est crainte, et donc respectée. Quand la commissaire à la concurrence Nelly Kroes s’est attaquée à Microsoft en 2004 peu l’ont prise au sérieux. Quand il s’est agi de pousser Gazprom à respecter les règles européennes, l’entreprise russe a obtempéré. Paradoxalement, les détracteurs de la politique européenne de la concurrence la souhaiteraient plus puissante, en particulier dans le domaine numérique où elle a pourtant singulièrement plus agi que ne l’a fait l’Amérique, et pour lequel de nouveaux outils lui ont été conférés (Digital Market Act, Digital Services Act).
Ensuite, elle est taxée d’immobilisme. Pourtant, quand en 2008 la crise Lehman Brothers a éclaté, la Commission a su autoriser les sauvetages en urgence tout en veillant à ce que les restructurations bancaires respectent le droit de la concurrence. Quand en 2020 la crise Covid est survenue et qu’une forte action contracyclique a été nécessaire, le régime des aides d’Etat a été suspendu. Il en a été de même en 2022 s’agissant de la crise énergétique résultant de la guerre en Ukraine. Récemment, en matière environnementale, elle a fait usage des possibilités ouvertes par le Traité (Projets importants d’intérêt économique européen) pour promouvoir les batteries ou l’hydrogène.
Plus fondamentalement, les critiques portées à la politique de la concurrence sont des critiques de principe : la concurrence est mauvaise. Mais est-ce vrai ? Sans concurrence par les mérites, sous l’arbitrage des consommateurs et des entreprises, qui décidera de la façon dont les entreprises investissent et les citoyens consomment ? Pour quelle efficacité économique ? Qui ne comprend que les entreprises européennes – et donc leurs salariés, et donc l’économie dans son ensemble – sont compétitives dans le monde aussi parce qu’elles se font une concurrence non faussée entre elles ?
Protection. Surtout, ces critiques négligent ce que la politique européenne de la concurrence recouvre concrètement. Prenons l’exemple du régime des aides d’Etat auquel la France s’oppose au nom de la politique industrielle. Qui remarque que la France est aussi, de tous les « grands » pays de l’UE, celui qui cumule deux handicaps majeurs : des finances publiques en très mauvais état et, justement, la désindustrialisation la plus élevée ? Qui remarque, en revanche, que l’Allemagne, qui a introduit la politique de la concurrence dans le Traité en 1957, est la grande puissance industrielle européenne ?
De la même manière, personne à Paris ne veut comprendre que le régime des aides d’Etat a été demandé par les Etats du Bénélux en 1957 pour se protéger des grands Etats. D’ailleurs, onze « petits » Etats de l’UE ont adressé une lettre au Conseil du 7 mars 2024 pour rappeler que l’interdiction des aides d’Etat était une condition centrale de fonctionnement d’un marché unique juste pour tous. Et que dire des cartels ? La Commission a-t-elle tort de sanctionner des entreprises qui s’entendent pour faire payer des biens ou des services plus chers aux citoyens européens, prélevant une sorte d’impôt privé à leur détriment ?
En définitive, les Européens n’ont pas besoin de moins de droit de la concurrence. Ils ont besoin d’un droit de la concurrence qui joue son rôle de protecteur des mécanismes concurrentiels positifs pour la compétitivité européenne et pour le pouvoir d’achat. Encore faut-il savoir ne pas tout en attendre.
Publié par L’Opinion, le 22 avril 2024