Le projet de « Route du développement » renforce le rapprochement entre l’Irak et la Turquie

07.06.2024 - Regard d'expert

L’Irak, la Turquie, le Qatar et les Émirats arabes unis ont signé récemment un protocole d’accord sur le projet « Iraq Development Road », qui vise à créer un nouveau corridor de transit entre l’Asie et l’Europe à travers le Golfe, la Turquie et l’Irak. Cette initiative concurrencerait le canal de Suez, et en particulier le corridor Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC).

Les faits

Le 22 avril, l’accord a été signé par les ministres des Transports irakien, turc, qatari et émirati en présence du Premier Ministre irakien Mohammad Chia al-Soudani et du Président turc Recep Tayyip Erdogan, à l’occasion de sa première visite en Irak depuis douze ans. Il engage les États signataires à établir les cadres nécessaires à la mise en œuvre du projet « Iraq Development Road », avec le Qatar et les Émirats en tant que sponsors économiques du projet.

L’Iraq Development Road comprend un projet d’autoroutes et de chemins de fer de 1 200 kilomètres, estimé à au moins 17 milliards de dollars, qui devrait créer 100 000 emplois. Il a été approuvé par Bagdad en mars 2023. Son but est notamment d’acheminer des marchandises du port irakien d’al-Faw, dans le gouvernorat de Bassora, dans le Sud riche en pétrole, vers les marchés européens via la Turquie.

Les rendements annuels sont estimés à 4 milliards de dollars. En octobre dernier, alors que des discussions étaient déjà en cours avec la Turquie, cette dernière a déclaré que le projet pourrait être achevé dès 2028. Une coentreprise fraîchement créée entre la société émiratie AD Ports Group et la General Company for Ports of Iraq a été chargée du développement du grand port d’al-Faw et de sa zone économique d’ici à 2025.

Le contexte

L’annonce intervient huit mois après la présentation du corridor IMEC au cours du sommet du G20 à New Delhi, en août 2023. Rival de la Belt and Road Initiative (nouvelles routes de la soie chinoises), ce réseau de voies terrestre, maritime et ferroviaire prévoit de relier l’Asie à l’Europe en passant par le Golfe et Israël, tout en contournant la Turquie, au grand dam de cette dernière.

Frappée par une inflation record et une dévaluation en chute libre de sa monnaie, la Turquie a fait une révision stratégique et géopolitique en adoptant le paradigme de la normalisation. Elle serait donc très engagée dans la régularisation de ses problèmes avec l’Irak, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis ou encore l’Égypte. Parmi ceux-ci, la reprise des exportations de pétrole à partir d’un oléoduc reliant l’Irak à la Turquie

De son côté, le Premier Ministre irakien entend quant à lui préserver la stabilité recouvrée de l’Irak ces dernières années pour y promouvoir un développement économique, malgré la présence de milices pro-iraniennes et de troupes américaines sur son sol. Mohammad Chia al-Soudani était récemment à Washington pour y rencontrer notamment le Président Joe Biden, alors que les tensions entre Israël et l’Iran atteignaient leur paroxysme.

L’Iraq Development Road est l’un des résultats les plus significatifs de la visite du Président turc Erdogan en Irak, au cours de laquelle 26 accords ont été signés, y compris un accord-cadre stratégique supervisant la sécurité, le commerce et l’énergie, ainsi qu’un accord de 10 ans sur la gestion des ressources en eau qui tiendrait compte des besoins de l’Irak, a indiqué M.al-Soudani. De quoi apaiser les relations entre Bagdad et Ankara, marquées par plusieurs années de tensions liées à la présence du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans les montagnes du Nord irakien, et le partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Depuis 2020, l’Irak subit sa plus sévère période de sécheresse en un siècle : chaque année, le pays perd 100 km de sa terre fertile. On peut désormais traverser le Tigre à pied à cause de la sécheresse.

« J’espère que les nouveaux accords que nous avons signés aujourd’hui ouvriront la voie à une nouvelle ère entre la Turquie et l’Irak », a déclaré Recep Tayyip Erdogan, qui espère en outre instaurer une salle d’opérations conjointe avec Bagdad en vue d’une éventuelle offensive militaire contre le PKK. Pour rappel, les relations turco-iraquiennes sont en nette amélioration depuis plusieurs mois, la mesure prise par Bagdad d’interdire le PKK – classé terroriste par Ankara – soulignant l’apaisement des liens entre les deux voisins. Depuis le mois de mars, les deux parties ont débuté des pourparlers autour de la lutte contre le terrorisme où ils ont discuté de commissions conjointes pour « travailler exclusivement dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, du commerce, de l’agriculture, de l’énergie, de l’eau, de la santé et des transports », ajoutait le communiqué.

Cette reconnaissance intervient après plusieurs années de frappes aériennes turques dans cette région montagneuse semi-autonome de l’Irak, y établissant même des avant-postes militaires destinés à empêcher les militants du PKK d’infiltrer la frontière turque, ce que Bagdad a longtemps condamné comme étant une violation de sa souveraineté nationale. Après de multiples appels lancés par Ankara pour faire pression sur son voisin, la décision du Conseil de sécurité nationale irakien signalait déjà une amélioration des relations entre les deux pays.

Les enjeux

Suite au premier cycle de négociations menées en décembre, l’armée irakienne a commencé à déployer des troupes dans la zone contrôlée par le Parti démocratique kurde (PDK), allié d’Ankara, qui contrôle le nord de la province autonome kurde depuis sa capitale Erbil. L’objectif pour la Turquie étant de créer un couloir de sécurité pouvant atteindre 30 kilomètres de profondeur le long de sa frontière avec l’Irak. La Turquie avait suggéré en mars que l’offensive militaire majeure qu’elle prépare dans le nord de l’Irak était indispensable pour la sécurisation de l’Iraq Development Road. Alors que le gouvernement irakien a annoncé l’interdiction du PKK dans le pays il y a un mois, cette opération militaire a été au cœur de la visite de M. Erdogan à Bagdad. Si l’Irak a laissé entendre qu’il n’y participerait pas, le pays pourrait se coordonner plus étroitement avec Ankara.

La question de la connectivité est un dossier brûlant de la région. Ce projet de corridor est donc l’occasion pour l’Irak de renforcer son statut géopolitique en tant que lieu de transit commercial, face à d’autres projets concurrents comme l’IMEC. Il s’agit aussi de générer des revenus pour diversifier son économie en réduisant la dépendance aux hydrocarbures. En pleine crise économique, la Turquie tente quant à elle de s’imposer comme plaque tournante des échanges entre l’Europe et le Moyen-Orient, alors qu’Ankara entend jouer en outre un rôle diplomatique de premier plan. Depuis le 7 octobre, Recep Tayyip Erdogan a offert ses services de médiateur pour gérer les négociations entre le Hamas et Israël, pour l’instant en vain.

Concernant l’implication des pays du Golfe, le Qatar a exprimé un sérieux intérêt à soutenir le gouvernement irakien et à accroître ses investissements en Irak, ayant injecté 10 milliards de dollars pour des projets d’infrastructures et de services. Pour les Émirats arabes unis, il s’agit davantage d’éloigner l’Irak de l’Iran et de faire partie d’un projet régional – l’Iran était initialement inclus dans les négociations sur le projet, mais en semble désormais exclu.

Malgré son aspect prometteur, le projet pourrait toutefois se heurter à un certain nombre de défis régionaux compliquant sa mise en œuvre, comme le différend sur la démarcation de la frontière maritime avec le Koweït, le potentiel de l’insécurité et de l’instabilité en Irak liées au PKK et à l’ingérence iranienne, et d’autres projets rivaux comme l’IMEC.

De quoi motiver certains pays à s’opposer à son succès.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.