Pendant très longtemps, la théorie générale des relations internationales reposait essentiellement sur l’étude des grandes puissances : gladiateurs de l’arène mondiale, c’est, dans ce schème de pensée, de leurs interactions que dépendait le destin des autres unités du système. Quant aux petits États, lilliputiens faibles et marginaux de cet ordre westphalien, leur rôle se résumait à éviter d’être écrasés par le choc des géants.
Or, si cette vision de l’école réaliste permettait, fut un temps, d’éclairer le domaine des études internationales, elle est aujourd’hui dépassée et désuète. Avec la fin de la colonisation à partir des années soixante et le grossissement de l’Assemblée générale des Nations Unies par l’arrivée en masse de nouveaux entrants, les États de plus petite taille gagnent de l’importance et du pouvoir et développent à leur tour une voix qui ne peut plus être éclipsée par celle des grands. Hier pions, aujourd’hui acteurs à part entière du concert des nations, les petits États acquièrent des modèles de comportement distincts et une capacité à formuler leur propre ligne stratégique. Ils jouent pour la plupart aujourd’hui leur propre partition, parfois à contre-courant du tempo des vieilles puissances.
C’est à l’aune de cette recomposition des rapports entre petits et grands États sur la scène internationale qu’il faut décrypter la récente crise maroco-européenne qui oppose, d’une part, un Maroc en émergence désireux de renégocier avec ses alliés des rapports plus égalitaires, et d’autre part, un trio européen attaché à ses privilèges d’antan et dans le déni de la montée en puissance de ses petits partenaires.
En l’espèce, en 2021, le Royaume du Maroc rompt unilatéralement, et à quelques semaines d’intervalle, ses relations diplomatiques avec la France, l’Espagne et l’Allemagne. Les médias européens s’emparent rapidement du sujet mais peinent à mesurer tout de suite le sérieux de la situation : pour la plupart, les motivations avancées par le Maroc relèvent du fait divers, et Rabat, à la diplomatie historiquement timorée vis-à-vis des Européens, reviendra certainement sur ses pas pour que la brouille se termine de la manière traditionnelle, c’est-à-dire par la mise au tapis de la plus petite partie par la plus grande.
Pourtant, les semaines, puis les mois passent, sans que le Maroc n’adoucisse sa position ou ne fléchisse : au contraire, son ton se durcit et la triple rupture à l’initiative de Rabat semble nette et radicale. D’un côté, les mastodontes européens, peu habitués à ce qu’on leur tienne tête, peinent à traduire cette nouvelle intransigeance chérifienne. De l’autre, les médias marocains applaudissent ce qu’ils considèrent comme l’entrée pour leur pays dans une nouvelle ère.
Or, c’est bien une nouvelle ère dans laquelle entre le Maroc en 2021. Après avoir accusé la baisse drastique du nombre de visas accordés à ses ressortissants par Paris, l’accueil sous de faux papiers de Brahim Ghali, chef séparatiste du Polisario par Madrid, et les gestes inamicaux répétés de la part de Berlin, Rabat marque un temps de rupture en 2021 pour réévaluer des relations maroco-européennes jugées désormais déséquilibrées. Car si le Royaume accueille depuis plusieurs années à des conditions fort avantageuses les fleurons de l’industrie européenne, participe activement à sécuriser les frontières de l’UE, et joue un rôle proactif dans la défense des intérêts européens dans les instances internationales, la France, l’Espagne et l’Allemagne, qui considèrent les apports marocains comme un dû, échouent de leur côté à suffisamment assister le Maroc sur sa priorité nationale : le Sahara. C’est donc à la lumière du discours du Roi Mohammed VI prononcé le 6 novembre 2021 à l’occasion du 46ème anniversaire de la Marche Verte que le Maroc se dote d’un nouveau paradigme de politique étrangère : dès à présent et pour le futur, les priorités nationales, au chef desquelles l’intégrité territoriale ne seront plus sacrifiées sur l’autel des bonnes relations avec les Européens, et les alliances stratégiques seront désormais réservées aux partenaires reconnaissant à minima le plan d’autonomie de Rabat, à fortiori la souveraineté pleine et entière du Royaume sur ses provinces sahariennes.
Car le Maroc a le luxe aujourd’hui de pouvoir sélectionner ses partenaires, tant sont nombreux les États à vouloir coopérer avec lui. Situé géographiquement au carrefour des continents, porte d’entrée vers un marché africain qui devrait atteindre les 1,1 milliards de consommateurs d’ici quelques années, havre de stabilité dans un Maghreb en proie à de multiples risques sécuritaires, et fort d’une image positive et proactive au sein des organisations internationales, le Maroc a appris au fil des années à jouer de ses nombreux atouts pour se faire désirer par ses pairs. Politiquement, le Royaume s’est forgé l’image d’un acteur fiable et fortement engagé sur les défis de l’époque comme la lutte contre le terrorisme et le réchauffement climatique, et économiquement, le Maroc peut compter sur un marché interne attractif et une industrie dynamique. Une stratégie et un plaidoyer gagnants puisque le Royaume est, depuis la montée sur le trône de Mohammed VI en 1999, parvenu à la fois à renforcer son réseau dans ses fiefs traditionnels que sont l’Afrique et le Moyen-Orient, où le Maroc se substitue souvent aux anciennes puissances coloniales en matière d’investissements et d’arbitrage pour la paix, mais aussi à s’investir plus activement en Asie et en Amérique latine, où Rabat peut dorénavant compter sur des partenariats solides avec les puissances régionales à l’instar du Brésil ou de la Chine avec qui les échanges économiques vont bon train.
Ainsi, dépassée est l’image d’un Maroc pré carré des Européens et enterrées sont les coopérations verticales et à la carte dont l’agenda serait dicté par les desiderata de l’acteur le plus puissant : le Royaume privilégie désormais les partenariats gagnant-gagnant qui mettent sur un même pied d’égalité les priorités et les contraintes de chacune des parties.
Finalement, si les crises ont depuis été désamorcées à la suite d’avancées majeures de la part des Espagnols et des Allemands sur le dossier du Sahara, la France, tout en montrant des signes clairs de ralliement à l’intégrité territoriale marocaine, n’a pour l’instant pas changé sa ligne officielle. Seulement, une reconnaissance par la France de la marocanité des provinces sahariennes permettrait non seulement de participer à corriger une injustice historique à la souveraineté marocaine, mais contribuerait également à booster la compétitivité de ses champions économiques nationaux sur le marché marocain, à l’heure où le Royaume s’apprête à lancer de vastes chantiers pour préparer l’accueil du Mondial 2030. À Paris de se mettre donc à niveau des nouvelles réalités empiriques et de jouer pleinement le rôle qu’elle prétend porter, celui d’un ami du Maroc.