Dans notre dernière newsletter, Jean-David Levitte dressait trois bouleversements marquant le début d’un nouvel ordre global, qui n’est plus centré sur l’Occident : le retour de la guerre en Europe, une guerre froide mondialisée d’un nouveau genre et la réaffirmation du non-alignement. Autant de défis qui posent l’enjeu pour la France et l’Union Européenne de s’insérer de la meilleure manière aux côtés du « Sud Global ».
Sans sous-estimer l’ampleur des défis posés par la situation politique en France et en Allemagne notamment, je crois que nous pouvons être raisonnablement optimistes, si j’en juge par la capacité des Européens à relever les défis passés. J’en citerai deux exemples :
-
- L’euro d’abord. Je peux porter personnellement témoignage des difficultés considérables qu’il a fallu surmonter depuis la création du « serpent » réduisant progressivement les fluctuations des monnaies européennes pendant les années du Président Giscard d’Estaing et du Chancelier Schmidt, jusqu’à l’abandon du deutschemark, du franc et des autres monnaies grâce à la détermination sans faille du Chancelier Kohl et du Président Chirac. Nommé ambassadeur à Washington, j’ai demandé au Président de la Réserve Fédérale, Alan Greenspan, lors d’un déjeuner en tête-à-tête : « Comment avez-vous pu laisser les Européens créer une monnaie commune qui pourrait, un jour, rivaliser avec le dollar ? » Sa réponse a eu le mérite de la franchise : « Nous ne pensions pas que vous alliez réussir ! »
- Autre exemple, beaucoup plus récent : la crise du Covid. La santé ne fait pas partie des compétences communautaires. Et pourtant nous avons su très rapidement réagir dans l’unité en demandant à la Commission de négocier l’achat massif de vaccins pour tous les Européens. Et nous avons ensuite décidé de lever ensemble un emprunt de 800 milliards d’euros pour « build back better » les économies de nos pays sous le contrôle de Bruxelles.
Aujourd’hui l’Europe a devant elle trois défis colossaux : le retour de la guerre en Europe, les conséquences de la guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine et enfin l’affirmation du « Sud Global ». Saura-t-elle les relever et émerger comme le troisième grand acteur global, allié aux Etats-Unis mais autonome, porteur de ses valeurs, offrant au monde un chemin de paix et un exemple face au défi du changement climatique ? Vous allez peut-être me trouver excessivement optimiste, mais j’y crois.
Constatons d’abord que nous avons su approfondir, année après année, l’intégration de nos économies et de nos sociétés, avec le marché commun, la monnaie unique qui est un succès majeur, l’abolition des frontières internes dans l’espace Schengen et la mise en place d’un contrôle des frontières extérieures.
Les élargissements successifs ont été un succès et ont permis un rattrapage économique impressionnant des nouveaux états membres. En 1957, nous étions six pays et 180 millions, avec en face de nous l’empire soviétique et ses 300 millions d’habitants. Aujourd’hui, nous sommes 450 millions dans les 27 pays de l’Union, avec en face de nous une Russie réduite à 143 millions.
Mais les transformations du monde, à commencer par le retour de la guerre sur le sol européen, placent l’Union devant des défis redoutables. Saurons-nous les relever et comment ?
Face à la guerre sur notre continent et en raison des incertitudes électorales américaines, l’Europe doit d’abord relancer en grand et vite son industrie d’armement. Le Royaume-Uni et la Norvège doivent être associés à ce projet : l’Union fait la force ! Un vrai pilier européen doit être édifié au sein de l’Alliance Atlantique.
Bien sûr, ce réarmement européen aura un coût important qui viendra s’ajouter à celui de la lutte contre le réchauffement climatique et celui des investissements dans les nouvelles technologies. Mais nous en avons les moyens financiers. Les Européens épargnent massivement : 14% du PIB contre 4% aux Etats-Unis. Mais cette épargne, à hauteur de 300 milliards d’euros, quitte l’Europe et se dirige notamment vers les Etats-Unis.
Deux anciens premiers ministres italiens, Enrico Letta et Mario Draghi, ont préparé deux excellents rapports sur les réformes nécessaires pour rendre l’Union plus attractive et aussi compétitive que les Etats-Unis. Adoptons un « Inflation Reduction Act » à l’européenne ! Doublons nos dépenses de recherche ! Dérégulons nos économies ! Débloquons nos marchés de capitaux ! Ayons davantage le goût du risque !
Autre grand chantier : l’Union a décidé d’ouvrir ses portes, le moment venu, aux cinq Etats des Balkans Occidentaux et désormais, à l’Ukraine et à la Moldavie. Cette Union élargie de plus de 500 millions d’habitants devra d’abord, pour fonctionner efficacement, réviser ses institutions et notamment abandonner la règle de l’unanimité dans les domaines des finances et de la politique étrangère : plus de droit de véto paralysant la volonté de la vaste majorité des pays membres !
En affirmant sa volonté d’ouvrir ses portes à l’Ukraine et à la Moldavie, l’Union européenne a, bien sûr, envoyé un message clair à la Russie : la guerre d’agression de Moscou a changé la donne sur le continent. Il appartient aux Ukrainiens et à eux-seuls de décider si, quand, et comment, cette guerre doit prendre fin. La négociation dite du « format Normandie » entre la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie, avait permis d’enregistrer des avancées que l’agression russe a interrompues. Peut-être faudra-t-il le moment venu y revenir ?
Au-delà du continent européen, dans le reste du monde, l’Union européenne est un géant invisible : l’Union et ses pays membres apportent 43% du total mondial de l’aide publique au développement. Mais qui le sait ? L’Union européenne a un déficit d’image aggravé par les propagandes hostiles, celles de la Russie en particulier.
Face à l’accroissement des migrations en provenance notamment du Moyen-Orient et de l’Afrique, l’Europe a décidé de renforcer les contrôles à ses frontières. C’était inévitable. Mais cela doit être complété par une politique d’aide au développement et de lutte contre le réchauffement climatique plus visible et, j’ose le dire, plus conditionnelle.
La définition et l’adoption de politiques coordonnées entre les 27, négociées avec nos partenaires du « Sud Global », doivent permettre de corriger ce grave déficit d’image et de relancer des partenariats équilibrés. Il en va de même pour les accords commerciaux et d’investissement avec nos grands partenaires d’Amérique latine et d’Asie, à commencer bien sûr par la Chine. La Commission de l’Union européenne a décrit en 2019, à juste titre, la Chine comme « un partenaire de coopération » sur les grands dossiers tels que la lutte contre le changement climatique, mais aussi comme un « concurrent économique majeur » et enfin comme un « rival systémique » qui promeut un modèle de gouvernance différent du nôtre. Ce constat lucide ne doit pas nous empêcher de coopérer au bénéfice des deux parties et du monde entier, chaque fois que possible. Et c’est possible !
Oui, ces différents regards sur le monde tel qu’il est ou tel qu’il devrait être, regards des pays du « Sud Global » et de l’Europe, de la Chine et des Etats-Unis, ne devraient pas nous empêcher de coopérer. De fait, cette coopération est tout simplement indispensable pour relever les immenses défis que sont le changement climatique, les évolutions démographiques très différentes selon les continents, mais aussi les graves crises régionales actuelles.
Je pense aux crises du continent africain, qu’il s’agisse du Soudan, des provinces orientales de la République Démocratique du Congo ou des pays du Sahel.
Et je pense aussi, bien sûr, à la crise que connaît le Proche-Orient, à l’affrontement entre Israël et le Hamas et aux risques réels d’extension du conflit au Liban, voire à l’Iran.
Entre Israéliens et Palestiniens, en 1993, nous avons été à deux doigts de la solution des deux Etats. Qui ne se souvient de la photo du Président Clinton avec à ses côtés Rabin et Arafat, le 13 septembre 1993 à la Maison Blanche ? Ce jour-là, oui la paix était à portée de main sur la base des accords d’Oslo. Malheureusement, deux ans plus tard, un extrémiste israélien assassinait Rabin et, avec lui, l’espoir de paix. Aujourd’hui la solution des deux Etats reste le seul chemin vers une paix juste et durable. Pour y parvenir, plusieurs Etats arabes et notamment l’Arabie Saoudite, sont prêts à apporter leur contribution. Aux côtés des Etats-Unis, l’Europe doit davantage se mobiliser. Elle le peut. Elle le doit !
Au terme de ce parcours géopolitique, vous l’aurez compris, je crois en l’Union européenne. Je suis convaincu que les valeurs que l’Europe a inventées il y a plusieurs siècles et que sa construction incarne aujourd’hui, offrent à ses peuples un bel avenir pour peu qu’ils se mobilisent pour le construire.
Mieux : dans le monde conflictuel d’aujourd’hui, je suis convaincu que ces valeurs européennes, devenues en 1945 celles de la Charte des Nations-Unies offrent, aujourd’hui encore, le meilleur chemin vers un monde de paix et de progrès.
Publié par Les géographes lisent le monde le 9 juin 2024, et à l’Institut de France par l’Académie des Sciences Morales et Politiques