A l’heure de TikTok et des « smart phones », notre monde, nos démocraties, nos sociétés toutes entières, ont rarement été autant fragmentés et en conflit ouvert. Appeler à réinstaller un téléphone rouge, c’est une invitation à écouter, à se parler directement, à surmonter les divisions et les haines, même et y compris celles opposant les ennemis résolus sur le plan idéologique, religieux ou politiques.
Le 30 août 1963, quelques mois après la crise des missiles de Cuba, les Etats-Unis testaient une ligne de communication directe entre la Maison Blanche et le Kremlin par l’envoi d’une formule célèbre : « le renard brun rapide a sauté par-dessus le dos du chien paresseux ». Cette phrase laissa quelque peu perplexe les Russes qui la recevaient des Américains. Elle ne comportait pourtant aucun message caché mais constituait un pangramme, c’est à dire qu’elle contenait en son sein toutes les lettres de l’alphabet latin. Elle avait pour seule ambition d’attirer l’attention du Kremlin. Dans ce moment de tension particulièrement aiguë où l’on pouvait craindre le déclenchement d’un conflit nucléaire, Russes et Américains parvenaient ainsi, en dépit de tout ce qui les opposaient, à la même conclusion : il fallait créer un téléphone rouge, ligne de discussion directe et discrète pour éviter le pire. Symbole de ce moment charnière de notre histoire contemporaine, le concept de téléphone rouge conserve toute sa force. Face à l’adversité, face au conflit, face aux tensions nationales ou internationales, il faut soit se parler soit se perdre. Le nouveau contexte géostratégique, politique et social nous impose de méditer cette simple mais grande leçon de diplomatie.
Le monde est en train de se fragmenter
Cette fragmentation n’est pas seulement géopolitique. Elle est aussi démocratique et culturelle. Et face à ces trois fragmentations, le rôle des dirigeants publics et privés est d’analyser, de comprendre, de relier pour tenter de s’y adapter ou d’en limiter les effets.
La reconfiguration du contexte international n’est pas un simple ensemble de péripéties survenant dans un monde stable. Les règles de fonctionnement global du monde sont en profonde mutation. Un nouveau monde est en train de naître. Après la guerre froide, après 40 ans de mondialisation dominée par l’hyperpuissance américaine, le monde se fragmente en zones d’influences. Les nations réarment leur traditionnel jeu compétitif, en utilisant comme armes stratégiques le droit, l’économie, l’information et l’outil militaire pour créer de nouveaux équilibres à leur avantage. L’instabilité en Afrique, les tensions dans le Golfe, les menaces en Asie du Sud-Est, le conflit à l’Est de l’Europe, le non-alignement militant sont les expressions les plus évidentes de cette fragmentation.
Nos démocraties se fragmentent elles aussi
×Ce morcellement est géographique, entre métropoles, zones péri-urbaines et zones rurales. Il est aussi politique, entre des partis qui s’opposent avec violence et parviennent difficilement à converger vers des idées programmatiques communes. Les extrêmes l’emportent sur l’esprit de convergence et de coalition. Les réseaux sociaux sont les terreaux de la haine, de la caricature, de l’exclusion. Dans les enceintes des Parlements, on peut se demander si le témoignage d’Emile Zola le 30 août 1871 ne redevient pas la norme : « dans les tribunes, à voir de quelle façon la lutte s’engageait, on jouissait profondément à l’avance des coups de poing qui ne pouvaient manquer de clore ce débat ». De l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 aux dérapages de nos débats à l’Assemblée nationale, les exemples ne manquent pas.
Il est enfin une troisième fragmentation à l’œuvre, culturelle celle-ci, le nouveau monde veut de la Croissance et du Progrès, l’ancien monde s’inquiète du réchauffement climatique et s’interroge sur les bienfaits des progrès technologiques. Le nouveau monde veut maintenir sa culture, ses identités, ses valeurs et traditions, l’ancien monde veut s’« éveiller » à toutes les formes de discriminations poussant la logique du wokisme jusqu’à la caricature . Ces débats incessants, passionnés, souvent même violents, nourrissent de nouvelles formes de fragmentation culturelle dans nos sociétés et nous éloignent du consensus sur des sujets de société essentiels tels que la lutte contre le réchauffement climatique, l’écologie, ou la place des religions.
Ces fragmentations, ces changements profonds affectent la vie des entreprises comme celle des États. Les dirigeants doivent suivre personnellement l’actualité du monde et l’impact que celle-ci peut avoir sur leurs conditions de financement, les normes qui leur sont imposées, les opportunités géographiques qui s’ouvrent à eux. Ils doivent appréhender les risques politiques et géostratégiques, se préparer aux affrontements, aux prédations, aux déstabilisations. Leur faculté à anticiper, analyser, se préparer à agir sont autant de nécessités absolues. Ils doivent accepter d’écouter, de s’informer, de dialoguer avec des parties prenantes toujours plus nombreuses et dont ils ne partagent pas toujours les opinions. En d’autres termes, les chefs d’entreprises doivent de toute urgence installer de nouveaux téléphones rouges.