Quand les deux Corées bouleversent l’équilibre des forces en Europe

22.11.2024 - Éditorial

Si nous avions encore besoin d’une preuve du déclassement de l’Europe sur la scène internationale, l’engagement de la Corée du Nord auprès de la Russie dans la guerre que cette dernière mène à l’Ukraine et le rôle croissant joué par la Corée du Sud dans la fourniture d’équipements militaires à la Pologne mais aussi à d’autres pays membres de l’Otan (Estonie, Finlande, Norvège, Roumanie, etc.) serait celle-ci. Les deux Corées qui n’ont signé qu’un armistice en 1953, sont malgré la mise en place d’une ligne de démarcation démilitarisée toujours techniquement en guerre, tout comme le Japon et la Russie qui n’ont toujours pas résolu leur différend concernant les îles Kouriles. Avec la guerre russo-ukrainienne, le continent européen est devenu, malgré lui, le terrain sur lequel les deux Corées poursuivent indirectement leurs hostilités.

 

L’Asie orientale : le vrai point chaud de la planète

Les tensions dans la péninsule coréenne, les enjeux concernant le futur de Taiwan, les diverses revendications en mer de Chine méridionale, l’amitié « sans limite » entre la Chine et la Russie, le nouveau partenariat stratégique global entre la Corée du Nord et la Russie mais aussi le développement d’un réseau dense d’alliances et de partenariats menés par les États-Unis dans la région Indo-Pacifique (Otan/IPP-4, Aukus, Quad, Mnna, etc.) et l’accélération du nombre et de l’ampleur des exercices militaires ainsi qu’une hausse générale des budgets de la défense dans la région (+3% par an en moyenne depuis 2014 et 6% en moyenne pour la Chine) place cette dernière au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux. Une conflagration dans la région aurait des conséquences et des répercussions encore plus importantes que la guerre en Ukraine ou un conflit au Moyen-Orient et mettrait à mal l’ensemble des chaînes d’approvisionnement et de création de valeurs dans le monde.

Face à ces enjeux, l’Europe apparaît comme marginalisée et plus maîtresse sur son terrain. Cela constitue un vrai basculement de l’histoire. Vue d’Asie, l’Europe devient en quelque sorte le proxy d’une guerre qui la dépasse et sur laquelle elle n’a finalement que peu d’influence. Les réactions timorées des principaux pays européens face au déploiement de troupes nord-coréennes en Russie est venue conforter cette perception. Les Européens sont incapables de donner le tempo et n’agissent qu’en réaction avec souvent un temps de retard considérable.

 

Une Corée du Nord sourde au dialogue et insensible aux sanctions

Les différentes politiques d’ouverture menées par la Corée du Sud entre 1998 et 2008 puis de 2017 à 2020 en direction de la Corée du Nord, tout comme les pourparlers à six initiés en 2003 pour tenter de trouver une solution aux problèmes de sécurité soulevés par le développement du programme nucléaire nord-coréen n’ont pas eu l’efficacité souhaitée. La mise en place de sanctions internationales et les deux rencontres entre le président américain de l’époque, Donald Trump, et le leader nord-coréen Kim Jong-un (2018 et 2019) n’auront également pas permis un changement de direction de la part de la Corée du Nord. Cette dernière est restée ferme et convaincue que la survie de son régime passe par le développement d’un arsenal nucléaire crédible.

 

La Corée du Nord à l’initiative

Dès juin 2020, avant même la fin du mandat du président Moon Jae-in, pourtant initiateur du sommet intercoréen de 2018, la Corée du Nord a décidé de couper les lignes de communication avec le Sud. Elle souhaitait manifester sa mauvaise humeur suite à un nouvel envoi par des activistes sud-coréens de ballons remplis de tracts de propagande contre le régime. Les lignes ont été finalement rétablies en octobre 2021. Les choses se sont accélérées avec l’arrivée du président conservateur Yoon Suk-yeol à la tête de la Corée du Sud en mai 2022. Dès sa prise de fonction, le président Yoon a adopté un ton critique à l’égard de la Corée du Nord soulignant les violations de droits humains et la répression interne. Il a également mis l’accent sur l’importance d’une dissuasion robuste face aux menaces nord-coréennes en renforçant les capacités militaires de la Corée du Sud et en engageant son pays dans la voie d’une coopération stratégique accrue avec les États-Unis et le Japon. En réponse, la Corée du Nord a repris son programme d’essai de missiles balistiques (+70 essais de missiles en 2022) et a lancé un satellite de reconnaissance militaire en novembre 2023. L’administration sud-coréenne a réagi en mettant fin à l’accord militaire global de 2018, ce qui a fait dire au leader nord-coréen qu’une unification pacifique avec le Sud était désormais impossible. Pour illustrer son propos, il a fait exploser l’arche de la réunification en janvier 2024 et les dernières lignes terrestres et ferroviaires qui reliaient son pays à la Corée du Sud en octobre 2024. Dans l’intervalle, il a fait inscrire dans la constitution que la Corée du Sud était désormais un État hostile.

 

L’aubaine ukrainienne

Dans un tel contexte, la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine, a été perçue comme une aubaine pour la Corée du Nord. Le soutien demandé par la Russie a offert à la Corée du Nord l’opportunité de changer de statut tout comme l’entrée de la Corée du Sud au Comité d’aide au développement de l’OCDE en 2010 avait permis à cette dernière de passer du rang de pays bénéficiaire de l’international à celui de pays donateur. Avec ses livraisons d’armes et l’envoi de troupes en Russie, la Corée du Nord se voit aujourd’hui comme une puissance de rang mondial, pouvant influer sur un conflit se déroulant à des milliers de kilomètres de ses frontières et surtout comme un pays pouvant traiter d’égal à égal avec les grandes puissances, aussi bien avec la Russie qu’avec les États-Unis auparavant. Seule la Chine ne semble pas prête à accorder dans les faits ce statut de puissance à la Corée du Nord. Elle se montre d’ailleurs mal à l’aise avec la volonté d’émancipation de la Corée du Nord. Elle craint que ce nouvel épisode ainsi que le test d’un nouveau type de missile balistique (Hwasong-19) le 31 octobre ne relance le débat sur le nucléaire aussi bien en Corée du Sud qu’au Japon et à un rapprochement encore plus serré de ces deux pays avec les États-Unis.

 

Développement d’un arc de sécurité altanto-pacifique

Les inquiétudes chinoises ne sont pas sans fondement. Depuis décembre 2020, la Corée du Sud participe régulièrement à des réunions ministérielles de l’Otan et depuis 2022 elle est conviée avec l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande à chaque sommet de l’organisation. Elle a d’ailleurs établi dès novembre 2022 une mission diplomatique auprès de l’Otan et a approuvé en juillet 2023 un programme de partenariat personnalisé avec l’organisation. Les États-Unis ont de plus fait savoir à l’été 2024 qu’ils souhaitaient institutionnaliser les relations entre les quatre pays partenaires de l’Indo-Pacifique et l’Otan. Si cela se confirme, cette institutionnalisation pourrait prendre la forme d’un forum atlanto-pacifique dédié sur le modèle du Conseil de partenariat euro-atlantique ou du Dialogue méditerranéen. Parallèlement, les États-Unis ont réussi à organiser à Camp David en août 2023 une rencontre trilatérale avec le Premier ministre japonais et le président sud-coréen et le président américain formalisant un fort rapprochement entre la Corée du Sud et le Japon. Pour pérenniser ce dernier et éviter que les aléas de la politique intérieure de chacun des pays concernés viennent mettre à mal ce partenariat, les trois pays travaillent actuellement à la création d’un secrétariat trilatéral permanent. Ce dernier pourrait être mis en place avant la prise de fonction de la prochaine administration américaine.

On assiste donc à une course de vitesse dans la constitution de nouveaux blocs concurrents et opposés. D’un côté les États-Unis avec leurs partenaires de l’Otan et ceux de l’Indo-Pacifique et de l’autre la Russie avec la Corée du Nord et dans une moindre mesure la Chine. Chacune des deux Corées jouent un rôle clef dans la mise en place de ces blocs, plaçant ainsi la péninsule coréenne au cœur des enjeux de sécurité mondiaux et du nouvel arc atlanto-pacifique.

 

Liste des acronymes

AUKUS : accord de coopération militaire tripartite entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni

IPP-4 : (Indo-Pacific Partners 4), pays partenaires de l’Otan dans la région Indo-Pacifique (Australie, Corée du Sud, Japon, Nouvelle-Zélande)

OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques

Otan : Organisation du traité de l’Atlantique nord

MNNA : allié majeur non-membre de l’Otan

Quad : Dialogue quadrilatéral pour la sécurité regroupant l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.