En décrétant brièvement dans la nuit du 3 au 4 décembre la loi martiale avant de faire volte-face sous la pression du parlement et de la rue, le président conservateur sud-coréen Yoon Suk Yeol a déclenché un électrochoc qui pourrait bien accélérer la fin de sa carrière politique. Ancien procureur du district central de Séoul puis procureur général de Corée du Sud de 2019 à 2021, il a joué un rôle déterminant dans la condamnation de l’ancienne Présidente Park Geun-hye à 25 ans de prison pour corruption et abus de pouvoir après que cette dernière ait été destituée en décembre 2016. Sous l’administration précédente, celle du président Moon Jae-in,(2017-2022), Yoon a mené un certain nombre d’enquêtes dont la plus retentissante a conduit à la démission du ministre de la justice de l’époque, Cho Kuk (aujourd’hui à la tête du parti d’opposition « Reconstruire la Corée »). Cela vaut au président Yoon une franche inimitié au sein de l’opposition actuelle.
Bien qu’il ne soit pas un politicien de carrière, le président Yoon connaît bien les mécanismes pouvant mener à la destitution d’un président ainsi que les poursuites judiciaires auxquelles il pourrait être confronté pour avoir tenté d’instaurer de manière abrupte et non concertée la loi martiale dans le pays. Dans un pays profondément attaché aux valeurs démocratiques, ses excuses publiques ne suffiront sans doute pas à la sauver de l’inéluctable, à savoir une fin précoce de son mandat qui devait durer jusqu’en 2027.
Un coup de force impossible
Pour justifier le recours à la loi martiale, le président a mentionné la présence de « forces hostiles » au sein du parlement et a rappelé la menace nord-coréenne. L’Assemblée nationale est dominée par des partis d’opposition dont le principal reste de loin le Parti Démocratique. Depuis son succès électoral aux élections législatives d’avril 2024 l’opposition joue au jeu dangereux de l’obstruction systématique. Elle a notamment engagé des procédures de destitution à l’encontre de 22 responsables de l’administration et s’est opposée au budget proposé par le président en demandant notamment une baisse de la dotation du bureau présidentiel mais aussi celui du bureau de l’Audit des comptes publics et de celui du procureur général. Elle a par ailleurs bloqué des nominations dans ces deux administrations. La contre-proposition de budget a probablement été vécue par le président Yoon comme une offense contre sa personne, d’autant plus que son épouse est également sur la sellette pour avoir reçu en cadeau un sac de luxe et que le président a bloqué à trois reprises les demandes d’enquêtes parlementaires. Le climat social délicat (grève des internes en médecine, grève chez Samsung Electronics, fossé croissant entre les hommes et les femmes, rupture générationnelle, etc.) et un environnement extérieur problématique (rapprochement entre la Russie et la Corée du Nord, ralentissement économique en Chine, partenariat trilatéral avec le Japon et les Etats-Unis en difficulté, etc.) sont encore venus compliquer la donne. Si les sud-coréens ont bien conscience que le contexte actuel est compliqué, ils n’ont toutefois pas accepté que leur président tente de prendre des mesures considérées comme attentatoires aux libertés publiques.
Une démocratie résiliente mais sans culture du compromis
Il faut dire que les sud-coréens se rappellent que des années 1960 aux années 1980, ses principaux dirigeants (Park Chung-hee et Chun Doo-hwan) ont régulièrement eu recours à la loi martiale pour réprimer, souvent de manière sanglante comme à Gwangju, leurs opposants et consolider leur pouvoir. Cela n’a toutefois pas empêché les sud-coréens de descendre régulièrement dans la rue et d’obtenir juste avant les Jeux Olympiques de 1988 la démocratisation de leur système politique et l’élection présidentielle au suffrage universel direct.
Depuis, les sud-coréens n’hésitent pas à manifester lorsqu’ils sentent que leurs droits sont contestés ou que la démocratie est en difficulté. A la différence de la plupart des pays de la région, la démocratie sud-coréenne s’est implantée et développée à la suite de forts mouvements populaires. Elle n’a pas été imposée par une puissance occupante comme au Japon ou par un transfert progressif de pouvoir orchestré par l’élite politico-économique. Elle y est par conséquent plus fortement enracinée que partout ailleurs dans la région. C’est ce qui explique sa résilience et le rejet aussi bien de la rue que de la majorité de la classe politique et de l’administration du coup de force présidentiel.
La culture politique sud-coréenne n’est pas faite de compromis. Les alternances politiques sont souvent marquées par des mouvements de bascule radicaux. Cela s’illustre par un manque de visibilité et de continuité de la politique étrangère sud-coréenne mais aussi par des changements brutaux de position par rapport à la Corée du Nord.
Malgré ces oscillations, les institutions sud-coréennes ont jusqu’à présent toujours tenu. Les contre-pouvoirs fonctionnent et la société civile reste aux aguets et toujours prête à se mobiliser pour défendre les valeurs démocratiques.
Echec de la procédure de destitution
Si la procédure de destitution votée le 7 décembre n’a pas aboutie, en raison de l’absence de la quasi-totalité des députés du Parti du Pouvoir au Peuple (PPP), auquel le président Yoon appartient, ce dernier est encore loin d’être sorti d’affaire. Il est probable que d’autres procédures seront engagées. Pour l’emporter, il suffirait à l’opposition de convaincre huit députés du PPP de voter avec elle contre le président. Avec un PPP embarrassé et une pression populaire croissante, cela ne semble pas impossible même si cela ne se fera pas dans l’immédiat. Le PPP qui n’a pas encore de candidat à présenter en cas d’élection présidentielle anticipée et qui comme en 2017 après la destitution de Park Geun-hye risque de payer cher son soutien à un président déchu cherche à gagner du temps et à trouver une porte de sortie honorable pour le président Yoon.
Toutefois, c’est un président affaibli et aux prérogatives réduites qui reste en poste. Le ministère de la justice a fait savoir qu’il était dorénavant interdit au président de voyager à l’étranger. D’autres figures de son administration ont également interdiction de se rendre à l’étranger, dont deux hauts responsables militaires, ainsi que l’ancien ministre de l’Intérieur Lee Sang-min et l’ancien ministre de la Défense Kim Yong-hyun, considéré comme étant le principal instigateur de la tentative d’instauration de la loi martiale. Parallèlement plusieurs collaborateurs du président ont démissionné, dont le secrétaire général de la présidence, le conseiller pour la sécurité nationale et le conseiller politique.
Préparer l’après
Esseulé, critiqué au sein même de son parti et avec une opinion publique remontée, les jours de Yoon à la présidence semblent comptés. Plusieurs poursuites légales ont également été engagées à son encontre. Si le PPP a intérêt de faire traîner les choses, il n’en va pas de même pour l’opposition ni pour les milieux d’affaires. L’instabilité politique pourrait amener un certain nombre d’entreprises à réévaluer les risques financiers et politiques liés au pays. Le Kospi, l’indice boursier sud-coréen, a ainsi perdu 4% au lendemain de la tentative d’instauration de la loi martiale et Kosdaq, l’indice technologique 6.7%. Les investisseurs étrangers qui détiennent environ 30% de la bourse sud-coréenne ont ainsi vendu pour environ 514 milliards de dollars d’actions (en partie rachetées par des investisseurs sud-coréens).
Risque sur les alliances
De leur côté, les Etats-Unis qui n’ont pas été informés au préalable de la décision du président Yoon ont manifesté quelques signes d’agacement. Le secrétaire d’Etat adjoint Kurt Campbell a ainsi déclaré que le président Yoon avait « gravement mal évalué » la situation et que l’instauration de la loi martiale était « profondément problématique et illégitime. De son côté, la Pologne, devenue le premier client étranger de l’industrie d’armement sud-coréenne, a demandé des assurances formelles quant à l’exécution des contrats signés depuis 2022. Le départ de Yoon de la présidence, couplée à un exécutif japonais également affaibli et une future administration américaine moins favorable aux partenariats multilatéraux pourrait mettre à mal l’esprit de la déclaration de Camp David d’août 2023 en faveur d’une meilleure coordination entre les Etats-Unis, la Corée du Sud et le Japon ainsi qu’au rapprochement significatif entre la Corée du Sud et le Japon initié par le président Yoon.
Cette faiblesse de l’exécutif sud-coréen survient au plus mauvais moment. La future administration Trump qui attend davantage de concessions de ses partenaires devrait en profiter pour pousser ses pions encore plus fortement que sous le premier mandat de Donald Trump. Ce dernier avait notamment exigé une hausse de près de 400% de la participation sud-coréenne au coût d’entretiens des troupes américaines dans le pays. Les prochaines négociations devraient être difficiles. Donald Trump devrait également demander davantage d’investissements sud-coréens aux Etats-Unis, notamment dans le domaine des technologies. Cette dernière a pourtant déjà investi près de 100 milliards de dollars aux Etats-Unis depuis 2021, principalement dans le secteur des véhicules électriques et des micro-processeurs. Une administration affaiblie aura du mal à négocier avec un Donald Trump raffermi et bénéficiant de davantage de marges de manœuvres. Car ce n’est pas uniquement la Corée du Sud qui est aujourd’hui en situation de faiblesse, mais la plupart des partenaires des Etats-Unis aussi bien en Europe (France et Allemagne) qu’en Asie du Nord-Est (Japon et Corée du Sud). Le contexte est donc favorable à ce que les Etats-Unis de Donald Trump poussent au maximum leur avantage même si cela doit se faire au détriment de leurs principaux alliés et des liens transatlantique et transpacifique. A l’inverse, la Corée du Nord, la Russie et la Chine semblent converger de plus en plus et n’hésitent plus à afficher leur volonté de bousculer l’ordre établi. Si des alliances se défont, d’autres peuvent se constituer. Dans un tel contexte, voire l’attachement des sud-coréens à leur démocratie a, malgré les apparences, quelque chose de rassurant.