Vietnam : le temps des réformes

10.01.2025 - Regard d'expert

Depuis son investiture en tant que secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV) en juillet 2024,To Lam, ancien ministre de la Sécurité publique, s’est lancé dans un vaste chantier de réformes et de modernisation de l’appareil d’État(1). Si ces changements ne devraient pas perturber de manière fondamentale le fonctionnement du Parti, ni modifier les priorités politiques et économiques du pays, ils pourraient toutefois bousculer en profondeur le fonctionnement du gouvernement. En effet les réformes engagées impliquent une restructuration du champ de compétence de la plupart des ministères mais aussi la disparition de plusieurs commissions parlementaires et la fermeture de nombreuses agences gouvernementales. Le secteur des médias, de l’éducation et de la recherche d’État sont également concernés par ces réformes.

Une réforme gouvernementale de grande ampleur

Ainsi, pas moins de cinq ministères disparaîtront. Ils seront soit dissous soit fusionnés avec d’autres. Le ministère des Finances doit absorber celui de la Planification et de l’Investissement tandis que le ministère des Transports doit fusionner avec celui de la Construction. De son côté, le ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement sera intégré à celui de l’Agriculture et du développement rural. Par ailleurs, le ministère de l’Information et des communications devra fusionner avec celui des Sciences et de la technologie tandis que le ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales doit être dissous. Les attributions de ce ministère seront réparties au sein de plusieurs ministères. Enfin, le ministère des Finances et la Banque d’État chapeauteront désormais le Comité de gestion du capital de l’État et la Commission nationale de surveillance financière. De manière un peu plus surprenante, la Commission des affaires religieuses et la Commission des affaires des minorités ethniques devront fusionner. Même les ministères non concernés par ces fusions ou disparitions devront rationaliser leurs fonctionnements et supprimer un certain nombre de bureaux et services. De son côté, l’Assemblée nationale doit supprimer quatre comités et un organisme permanent. Même l’Institut de recherche législatif inspiré du service de recherche du congrès des Etats-Unis pour fournir une expertise technique sur les projets de loi sera démantelé.

Qui n’épargne pas le Parti communiste

Cette réforme de l’appareil gouvernemental et administratif n’épargne pas le fonctionnement du Parti. Ainsi le Comité central pour la propagande et l’éducation doit fusionner avec le Comité central pour la mobilisation des masses. Parallèlement, le Comité pour les relations extérieures doit être dissous et ses attributions transférées au ministère des Affaires étrangères. Il en ira de même pour la Commission des soins de santé dont les fonctions seront en partie intégrées au ministère de la Santé. Un nouveau comité de niveau central devrait être créé pour superviser d’autres organismes centraux comme le pouvoir judiciaire, y compris le Parquet populaire suprême et la Cour populaire suprême. Cette restructuration à la fois de l’appareil d’État et du Parti devrait se traduire par la suppression de près de 22 000 postes dans les districts et les communes.

Des capacités limitées

Il s’agit de la plus importante réforme depuis celle engagée en 1982 lors du cinquième congrès du Parti communiste. Il aura toutefois fallu attendre quatre ans avant que ces réformes ne débouchent sur la politique d’ouverture économique (Đổi mới) initiée en 1986. La dernière réforme d’importance date de 2017 avec la résolution n°18 promouvant la poursuite des réformes et de la rationalisation de l’appareil d’État. Depuis, aucune réforme majeure n’a été engagée, ce qui pourrait laisser supposer un manque d’expérience dans la capacité du Parti et de l’administration à gérer l’ambitieux programme actuel.

Alors que le prochain congrès du Parti PCV doit se tenir début 2026, To Lam veut aller vite. Il souhaite des résultats d’ici la fin du premier trimestre 2025. Il est vrai qu’il n’a pas vraiment le choix. La sélection des délégués au Congrès accaparera l’attention d’une bonne partie des institutions à partir du second trimestre de l’année. La question est de savoir si le pays saura se doter d’une direction unifiée à tous les niveaux pour mener à bien une réforme d’une telle importance en si peu de temps. Des résistances et des luttes d’intérêts seront inévitables d’autant plus que les mesures ou les incitations de départ pour les plus récalcitrants ne sont pas encore clairement définies. De même, les instruments manquent pour encourager et récompenser ceux qui au contraire soutiendront la réforme.

Par ailleurs, on ne peut pas exclure que l’influence croissante de To Lam ne provoque des réactions hostiles de la part d’autres personnalités du parti malgré sa volonté affichée de rééquilibrer les pouvoirs en abandonnant le poste de président qu’il a brièvement détenu en même temps que celui de Secrétaire général.

Préserver la croissance économique

Bien qu’il soit issu de l’appareil sécuritaire, To Lam semble avoir conscience que la légitimité du parti repose en grande partie sur sa capacité à générer de la croissance (6,1% en 2024). Cette dernière a pu être entravée au cours de ces dernières années par une certaine lourdeur administrative et par des soubresauts politiques brutaux. La crédibilité du pays, notamment aux yeux des investisseurs étrangers, est essentielle. Le Vietnam est le premier bénéficiaire des politiques de diversification des risques (de-risking) menées par de nombreuses entreprises étrangères opérant en Chine. Toutefois, la nouvelle administration américaine pourrait considérer qu’une partie de ces investissements constituent un moyen détourné d’éviter les barrières tarifaires mises à l’encontre de la Chine et pourrait décider de taxer plus fortement les exportations vietnamiennes.

Continuité de la politique étrangère

Si To Lam a décidé de secouer l’appareil intérieur du pays, en matière de politique extérieure son action tend à s’inscrire dans la continuité. Elle s’appuie sur les grands axes développés par ses prédécesseurs. Ces derniers consistent à essayer de maintenir à équidistance les différents partenaires du pays et à refuser de prendre parti pour l’une ou l’autre des grandes puissances. La doctrine des trois « non » (pas d’alliance militaire, pas d’alignement avec un pays contre un autre, pas de bases militaires étrangères dans le pays) est toujours d’actualité.  Il est à noter que le troisième « non » n’interdit pas le passage ni les escales de navires militaires étrangers au Vietnam. Dans les faits, le Vietnam a également développé un quatrième « non », à savoir ne pas utiliser ou menacer d’utiliser la force.

Cette doctrine implique une politique d’ouverture et de diversification des partenaires étrangers ainsi qu’une certaine dose d’ambiguïté pour essayer de tirer le meilleur parti de ses partenaires sans trop inquiéter les autres. Cet art subtil de l’équilibre a permis au Vietnam d’accueillir en quelques mois à la fois le président américain (septembre 2023), le président chinois (décembre 2023) et le président russe (juin 2024). Le Secrétaire général a pu également se rendre au sommet de la Francophonie de Villers-Cotterêts (octobre 2024) où il en a profité en marge pour élever la coopération avec la France au niveau d’un partenariat stratégique global.

Une des conséquences de cette politique est qu’à la différence des Philippines, le Vietnam a opté pour une approche plus discrète en mer de Chine du Sud. La guerre en Ukraine a rappelé aux autorités vietnamiennes l’importance pour le pays de ne pas prendre parti entre les grandes puissances rivales ni d’inquiéter un grand voisin. Dans son livre blanc de 2019, le Vietnam a ajouté la mention « en fonction » qui lui permet de développer des relations de défense avec d’autres pays en fonction de circonstances spécifiques. Cela peut éventuellement permettre au Vietnam de rejoindre un groupe de pays pour contrer une menace immédiate. Sur la question de la mer Chine du Sud, ce principe peut autoriser une participation vietnamienne à des mécanismes multilatéraux flexibles, auxquels les européens pourraient participer, tout en lui évitant de prendre part à des partenariats militaires institutionnalisés, ce qui provoquerait la colère de la Chine.

Quid du congrès de 2026 ?

Généralement, les années précédant un congrès du Parti communiste sont peu propices à des changements politiques ou administratifs. Le fait que To Lam ait décidé de s’engager dans un vaste programme de réforme pourrait laisser supposer qu’il est confiant dans ses soutiens et qu’il pense avoir de bonnes chances d’être confirmé dans ses fonctions en 2026. Il est vrai que l’intensité des réformes proposées pourrait lui permettre d’éliminer quelques opposants supplémentaires et de promouvoir des proches comme l’ancien gouverneur de la banque centrale, Le Minh Hung, ou le secrétaire du Comité central du Parti, Le Hoai Trung, ainsi qu’une série technocrates ayant fait preuve d’efficacité. Si les réformes arrivent à leur terme, cela pourrait rassurer les milieux d’affaires et les investisseurs internationaux tout en confortant le pouvoir de To Lam à la veille du congrès mais la question est avant tout de savoir comment elles seront perçues et mises en œuvre en interne. C’est sans doute là que réside le principal défi.

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.