Le rôle déterminant des pays du Golfe dans la Syrie post-Assad
Le Qatar pourrait jouer un rôle-clé pour faciliter les contacts entre le gouvernement syrien de transition et les autres puissances régionales et internationales. Fort de son soutien à l’opposition syrienne depuis 2011 , Doha bénéficie désormais d’une place de choix dans la Syrie post-Assad. Contrairement à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, le Qatar s’est toujours refusé à normaliser avec le régime de Bachar el-Assad, tout en accueillant sur son sol une ambassade de l’opposition en exil dès 2013. Deux jours après la chute du « boucher de Damas » le 8 décembre 2023, Doha avait déjà officialisé à demi-mot la prise de contact avec le groupe rebelle Hay’at Tahrir el-Cham (HTC). Trois jours plus tard, le chef qatari de la sécurité, Khalfan al-Kaabi, accompagnait le patron des renseignements turcs, Ibrahim Kalin, pour rencontrer les responsables de la nouvelle administration syrienne à Damas. Doha a ensuite envoyé son ministre d’État des Affaires étrangères, Mohammad at-Khulaïfi, le 23 décembre, où il s’est entretenu avec Ahmad el-Chareh, marquant la première visite officielle qatarie en Syrie depuis plus de 13 ans. « Le Qatar jouera un rôle actif et déterminé dans le processus de reconstruction et de développement de la Syrie », a déclaré Ahmad el-Chareh lors de la conférence de presse à l’issue de cette rencontre.
L’Arabie saoudite se montre aussi très active dans les échanges avec les nouveaux maîtres de Damas. Le royaume a envoyé une délégation dans la capitale syrienne avant de recevoir à Riyad le nouveau ministre syrien des Affaires étrangères, Assad Hassan el-Chibani, pour sa première visite à l’étranger, le 1er janvier. Ce dernier était accompagné d’une délégation comprenant également le ministre de la Défense et le chef des renseignements.
De son côté, le Koweït, qui préside actuellement le conseil ministériel du Conseil de coopération du Golfe (CCG), a été le premier pays du Golfe à envoyer son ministre des Affaires étrangères à Damas, où il a rencontré Ahmad el-Chareh, le 30 décembre.
Priorités du CCG : stabilité et investissements économiques
En dépit des inconnues sur l’avenir de la Syrie, les six monarchies du Golfe semblent aujourd’hui globalement sur la même longueur d’onde en ce qui concerne leurs intérêts dans le pays : la stabilité, une transition politique en douceur, et les opportunités potentielles de renforcer les investissements, le commerce et les relations commerciales entre une Syrie post-Assad et ces pays riches en pétrole et en gaz.
Cela risque-t-il d’attiser la compétition entre Doha et ses voisins du Golfe, voire raviver les tensions entre eux, comme cela fut le cas lorsque le Qatar fut placé sous blocus (2017-2021) ? La politique étrangère qatarie favorable aux islamistes proches des Frères musulmans dans la région à partir des printemps arabes avait en effet suscité l’hostilité d’autres États du Golfe, contribuant entre autres à la crise. Aussi n’est-il pas étonnant que les Emirats arabes unis, fers de lance de l’embargo de plus de trois ans contre Doha, soient probablement les moins à l’aise avec l’orientation politique de la nouvelle administration syrienne.
Mais la majorité des pouvoirs régionaux affichent aujourd’hui une volonté de stabilisation. Tous les États du CCG, y compris les Émirats arabes unis, agiront de manière pragmatique vis-à-vis de la Syrie post-Assad et chercheront à tirer le meilleur parti de la situation, en priorisant la stabilité et les intérêts économiques par rapport à tout agenda idéologique. Toutefois l’imprévisibilité de la Syrie post-Assad pourrait les conduire à terme à rivaliser pour exercer leur influence en Syrie.
Coordination entre Doha et Riyad
À l’heure actuelle, c’est plutôt une opportunité de rapprochement qui se dessine. La chute d’Assad s’est produite dans un contexte d’unité relativement forte parmi les six membres du CCG, et bien que des divergences entre les monarchies persistent, leurs dirigeants semblent bien gérer d’éventuelles frictions, évitant ainsi qu’elles ne s’exposent au grand jour. En mai 2023, le Qatar a accepté le retour d’Assad dans la Ligue arabe pour ne pas froisser l’Arabie — et dans une moindre mesure les Émirats — même s’il s’opposait à ta décision. Aujourd’hui, si Doha a normalisé ses relations avec Abou Dhabi, c’est sa relation avec Riyad qui est, de loin, la plus importante.
La position saoudienne est en effet très importante parce qu’elle pourrait décourager ou encourager d’autres pays de la région à construire des ponts avec le nouveau régime de Damas ; et au moins à atténuer les craintes — en particulier de la Jordanie, de l’Égypte et des Émirats arabes unis — concernant les orientations du nouveau régime de Damas, car ces trois pays ont été extrêmement prudents quant à la tournure des événements . De son côté, Ahmad el-Chareh multiplie les mains tendues vers le poids lourd de la région. Le dirigeant syrien a ainsi choisi la chaîne saoudienne al-Arabiya pour sa première interview à un canal arabe, au cours de laquelle il a déclaré que « l’Arabie Saoudite jouera un rôle important dans l’avenir de la Syrie et dispose d’opportunités d’investissement substantielles », se disant « fier de tout ce que l’Arabie saoudite a fait pour la Syrie ».
Dans ce contexte, Doha pourrait jouer un rôle d’intermédiaire, ou plutôt de facilitateur. Certains rapports indiquent que le ministre saoudien des Affaires étrangères, Fayçal ben Farhane, attendait d’avoir des retours de sa délégation qatarie en visite à Damas le 23 décembre concernant l’agenda politique du gouvernement syrien de transition, avant de se rendre lui-même dans la capitale syrienne. Cela signifie qu’il y a une certaine coordination entre Riyad et Doha, tout comme la Jordanie s’est coordonnée avec le Qatar quand elle a envoyé son ministre des Affaires étrangères, Ayman Safadi, dans la capitale syrienne le 23 décembre. Le tandem qataro-saoudien est donc aujourd’hui à la manœuvre pour tenter une réintégration en douceur de la nouvelle Syrie dans la famille arabe et sur la scène internationale.
Rivalité régionale entre Israël et la Turquie en Syrie
Avec des objectifs divergents, les deux pays aux ambitions régionales pourraient se trouver dans un face-à-face sur le terrain syrien.
La poignée de main n’est pas passée inaperçue. Le 19 décembre, les présidents turc et iranien se sont chaleureusement salués lors d’un sommet au Caire, une dizaine de jours seulement après la fuite vers Moscou de Bachar el-Assad, bête noire du premier, allié du second. Soutien des rebelles qui ont permis la chute du président syrien, Recep Tayyip Erdogan s’impose désormais comme l’acteur incontournable pour modeler l’avenir de son voisin.
Face à cet état de fait, un autre pays mitoyen veille au grain. Dès la chute du régime Assad, Israël a envahi la zone tampon démilitarisée du Golan, effectuant même une incursion en territoire syrien, et a lancé des centaines de frappes contre les infrastructures militaires du pays, avec l’objectif affiché d’éviter que des équipements lourds et armes chimiques ne tombent entre les mains de « terroristes ». Ayant mené l’offensive rebelle, le mouvement islamiste Hay’at Tahrir el-Cham (HTC) est issu de scissions successives avec le groupe État islamique (El) puis avec el-Qaëda, et a exprimé par le passé sa solidarité avec le Hamas.
« Dans cette période sensible, où il y a une possibilité de parvenir à la paix et à la stabilité auxquelles le peuple syrien aspire depuis de nombreuses années, Israël fait à nouveau preuve de sa mentalité d’occupant », fustigeait alors le ministère turc des Affaires étrangères dans un communiqué.
Points de tension entre les poids lourds turc et israélien
Car le pouvoir à Ankara veut s’assurer que l’expérience syrienne soit un succès, sur le plan de la stabilité et de l’intégration régionales, comme en tant qu’outil d’influence. Si en revanche Israël commence à voir la structure émergente du pouvoir en Syrie comme une menace envers ses intérêts, cela pourrait créer un point de divergence majeur avec la Turquie.
Selon de nombreux observateurs, et malgré les menaces, Israël aurait préféré un Bachar el-Assad affaibli à sa frontière, restée calme depuis l’accord de désengagement du Golan signé en 1974 avec son père. Le chef de HTC, Abou Mohammad el-Jolani, a ainsi semblé donner des assurances à l’État hébreu pour lui retirer tout prétexte. Tout en appelant la communauté internationale à « agir urgemment » pour garantir la souveraineté de la Syrie, il a déclaré auprès de la chaîne Syria ‘IV que « nos priorités sont maintenant de répondre aux besoins essentiels de la population et de travailler à réaliser un futur plus stable et juste ». Échaudé par l’évaluation erronée du Hamas avant le 7 octobre, Tel-Aviv ne paraît néanmoins pas vouloir reculer, d’autant qu’une expansion de son contrôle sur le Golan permettrait au Premier ministre Benjamin Netanyahu de contenter ses partenaires d’extrême droite, piliers indispensables de son maintien au pouvoir.
Pour Israël, avoir une entité kurde plus autonome, qui pourrait potentiellement contrebalancer les factions arabes en Syrie, serait en outre avantageux : le chef de la diplomatie israélienne, Gideon Saar, avait ainsi déclaré que l’État hébreu devrait considérer les Kurdes, opprimés par l’Iran et la Turquie, comme un « allié naturel » et renforcer ses liens avec cette communauté et d’autres minorités au Moyen-Orient.
Ankara entend pour sa part réduire l’influence des forces kurdes dans le Nord-Est syrien afin de créer une zone tampon à sa frontière et éliminer une menace qu’il considère existentielle, les voyant comme une émanation du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, classé terroriste par la Turquie). Des factions proturques ont ainsi pris Tell Rifaat puis Manbij avant la conclusion d’une trêve fragile sous l’égide des États-Unis, alliés des Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde), pour éviter la prise de Kobané. Alors que Washington négocie avec Ankara pour préserver au moins la lutte contre l’El à laquelle ont participé ses partenaires locaux, il semble pour l’instant peu probable qu’Israël prenne le risque de s’impliquer directement en Syrie auprès des Kurdes contre la Turquie.
Surtout que le dossier syrien constitue désormais un nouveau levier d’influence dans la rivalité régionale entre Ankara et Tel-Aviv. Face aux opérations israéliennes en Syrie, condamnées notamment par l’ONU, le reis turc a appelé le 19 décembre à un embargo sur les armes contre l’État hébreu, à la rupture des relations commerciales avec lui et à son isolement international. Le président turc n’avait-il pas déjà déclaré l’été dernier qu’il pourrait entrer en Israël comme il l’avait fait en Libye et au Haut-Karabakh, laissant penser à une hypothétique intervention militaire en soutien au Hamas à Gaza ? Se posant en défenseur de la cause palestinienne et protecteur de la communauté sunnite, Recep Tayyip Erdogan a régulièrement dénoncé un « génocide » dans l’enclave, Ankara ayant demandé en août à rejoindre l’Afrique du Sud dans sa plainte contre Tel-Aviv auprès de la Cour internationale de justice. Malgré sa position bien tranchée, la Turquie a pourtant été inclue ces dernières semaines dans les négociations en vue d’un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, alors que des dirigeants du mouvement islamiste palestinien y ont trouvé refuge à la suite de l’annonce par le Qatar de la suspension de sa médiation — qu’il a reprise récemment. Un rôle que le président turc espérait depuis un moment, et qui donne à ses visées néo-ottomanes une tout autre portée.
Vers un statu quo sur le terrain de compétition syrien ?
Pour éviter de mettre ses gains en péril, Ankara pourrait-il s’accommoder des intérêts israéliens dans sa zone d’influence syrienne ? Une confrontation directe semble peu probable à court terme, sachant que les deux États ont d’autres priorités : la Turquie se concentre sur les groupes kurdes et Israël sur l’Iran. Pour elle, la Syrie restera une zone de compétition plutôt que de conflit entre les deux poids lourds de la région. La Turquie ne cherche en effet pas à provoquer une escalade régionale. Contrairement à ce que l’Iran faisait avec ses supplétifs, Ankara utilisera son influence sur ses affiliés pour les intégrer dans les structures syriennes, et pas pour mettre à l’épreuve la sécurité des voisins de Damas.
Des points de convergence existent en outre entre les deux acteurs. Le fait que l’influence de l’Iran et de la Russie ait diminué en Syrie est un développement que la Turquie comme Israël ont accueilli positivement. Pour consolider cet avantage stratégique et géopolitique, il y a besoin d’une stabilité politique en Syrie qui est souhaitable pour les deux acteurs. Avant la chute du régime, certains médias iraniens avaient même jugé que l’offensive rebelle contre Damas relevait d’un plan américano-israélien dans lequel la Turquie jouait un rôle pivot. Un vide de pouvoir pourrait exacerber l’instabilité en Syrie, permettant à des groupes extrémistes tels que l’El ou des affiliés d’el-Qaëda de s’implanter à la frontière de la Turquie et d’Israël. Un scénario qui poserait des risques sécuritaires importants aux deux pays. Des facteurs extérieurs pourraient par ailleurs aussi jouer en faveur d’un statu quo, si ce n’est d’une entente. Voyant d’un mauvais œil une possible radicalisation ultérieure du pouvoir à Damas, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, que la Turquie aimerait voir jouer un rôle dans la reconstruction en Syrie, convergent ici avec la position de l’État hébreu, tout en disposant d’un levier financier. Les États-Unis pourraient de leur côté servir à réfréner les ambitions territoriales israéliennes sur le Golan si elles se confirmaient, alors que l’État hébreu a jusqu’à présent clamé que l’occupation de la zone tampon était temporaire. Reste à voir si l’administration de Donald Trump, qui pourrait décider d’un désengagement des quelque 2 000 troupes américaines actuellement présentes en Syrie, souhaitera s’impliquer suffisamment pour éviter un clash entre son principal allié dans la région et un partenaire de l’Otan.