Interview (1/2) : « Je ne pense pas qu’une nouvelle guerre froide entre un Bloc de l’Est contre les pays de l’Ouest puisse encore avoir un sens. »
La réarticulation stratégique de l’opération Barkhane au Sahel et la guerre en Ukraine témoignent d’une résurgence des conflits militaires. Sous-chef d’état-major opérations lors de l’intervention Serval en 2013 au Mali, le général Didier Castres nous livre les clés des nouvelles conflictualités, où diplomatie et engagement armé se voient étroitement liés.
Peut-on faire un lien entre l’offensive russe en Ukraine et l’entreprise de déstabilisation au Mali réalisée par le groupe paramilitaire Wagner ?
Général Didier Castres. C’est une question pour laquelle je n’ai pas de réponse tranchée. Mais d’un point de vue théorique, il faut bien sûr imaginer que la mise en œuvre de stratégies hybrides puisse agir sur plusieurs leviers simultanément et que cette nouvelle grammaire stratégique dépasse la seule concentration d’actions dans une zone géographique limitée. D’ailleurs, j’ai le sentiment que le continent africain est redevenu, à ce titre, un espace de dérivatif stratégique, comme il l’était pendant la guerre froide.
On exporte en Afrique le règlement de tensions interétatiques parce que l’on considère qu’il serait trop dangereux de les traiter à visage découvert et État contre État. Les Russes sont, à mon avis, bien assez avertis en la matière pour en être capables. Pour autant, s’ils ont décidé d’exploiter en opportunité la présence de Wagner au Mali dans le cadre de leur stratégie d’ensemble en Ukraine, je ne pense pas que le déploiement de Wagner ait été envisagé à la seule fin de disposer d’un levier vis-à-vis de la France dans le cadre de la crise ukrainienne.
Pensez-vous que la Russie soit sensible aux sanctions prises à son encontre par la communauté internationale ?
Là aussi, tout est une question de nature et d’intensité de ces sanctions. Mais les sanctions économiques ont rarement des effets immédiats sur les acteurs d’une crise que l’on veut sanctionner. Elles ont en fait deux effets immédiats : contenter les opinions publiques en montrant que des décisions sont prises sans pour autant s’engager militairement et dissuader de futurs fauteurs de troubles en montrant à quoi ils pourraient s’exposer. À plus long terme et si elles vont jusque-là, elles punissent ‘‘le sanctionné’’ mais souvent ‘‘l’affaire est faite’’. Regardons les pays sous sanctions comme la Corée du Nord, la Libye, l’Iran, la Biélorussie et le Soudan, etc. Certains de ces États le sont depuis plus de vingt ans sans véritable modification de la posture qui les avait conduits à être sanctionnés.
Dans le cas de la Russie, ces sanctions seront insuffisantes pour infléchir ou faire cesser l’action russe en Ukraine. Moscou est préparé à ça : accumulation de réserves financières en dollars, possibilités de contourner le système swift, accords commerciaux avec la Chine, conditionnement des populations. En tout cas, cette triste actualité est un bon exemple d’action « sous le seuil de réaction des autres ». C’est toujours un pari risqué que d’estimer jusqu’à quel point vos adversaires vont accepter de ne pas réagir ‘‘à niveau’’. Pour l’instant, il semble que cela fonctionne. Ensuite, viendra probablement le temps des négociations diplomatiques. Je ne pense pas qu’une nouvelle guerre froide entre un Bloc de l’Est contre les pays de l’Ouest puisse encore avoir un sens.
Vous avez précédemment parlé du groupe Wagner, implanté en Centrafrique et maintenant au Mali. Présent dans la bataille de Kiev, ce groupe paramilitaire aurait été déployé par Moscou pour assassiner le président ukrainien. Que sait-on de cette unité impliquée dans la déstabilisation de l’armée française au Mali ?
Le groupe Wagner ne s’attaque pas qu’à notre pays. Ils sont à Madagascar, au Venezuela, au Mozambique, au Soudan, en Libye… Autant d’endroits où nous ne sommes pas. Cette bande de mercenaires exploite le plus souvent les opportunités créées par l’érosion, la faiblesse ou l’absence du droit international. Leurs cibles sont toujours des États en situation de grande fragilité quand ils ne sont pas tout bonnement faillis. Ce sont dans ces zones grises que prospère Wagner combinant don de matériel militaire et formation, accompagnement au combat et lutte dans le champ des perceptions.
C’est en fait la grande bataille de l’influence à l’international qui se joue aussi là. Les Russes le font avec Wagner. Les Turcs recyclent des combattants arabes de Syrie qu’ils engagent au gré de leurs intérêts. Les Américains le font avec l’ONG Bancroft. Bien sûr les façons d’agir ne sont pas comparables, et il ne s’agit pas de militer pour légaliser le mercenariat, mais au bilan de ces différents modes d’action, il y a le poids international à travers l’influence acquise. Or, les pays occidentaux ne se sont pas dotés de structures capables d’agir dans ces zones grises. Ils n’ont finalement que le choix binaire entre un engagement régalien visible et souvent coûteux et pas d’engagement… Et souvent, c’est le non-engagement qui prévaut.
Et pour vous justement, quel est désormais l’avenir de la présence militaire française dans la région ?
D’abord, l’aide aux pays qui sont touchés par le terrorisme continue. Le Bénin est touché. La Côte d’Ivoire, le Togo et le Ghana font aussi face à l’apparition de cette menace. Nous devons collectivement trouver des modes de coopération qui contiennent puis éteignent ces menaces. Et le rôle de la France, est de se mettre à l’écoute des pays africains et de leurs demandes. Son rôle est aussi d’être un lanceur d’alerte en direction des pays européens pour leur faire saisir qu’ils sont concernés par ce qui se passe en Afrique. Le détroit de Gibraltar n’est pas une douve qui protège l’Europe de ce qui se passe en Afrique. À son endroit le plus étroit, Gibraltar représente la même distance que celle qui sépare le bois de Saint-Cloud du bois de Vincennes. Je suis intimement convaincu qu’Europe et Afrique sont deux continents, mais n’ont qu’un seul destin.
Parution dans Valeurs Actuelles le 05 mars 2022