Afrique de l’Est : la lutte anti-djihadiste freinée par les sanctions occidentales ?
Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis le 24 février polarise à juste titre l’actualité internationale, d’autres points de tensions ne doivent pas moins attirer l’attention.
En Afrique, la dégradation de la situation sécuritaire des pays du versant Est du continent face à la propagation rapide du terrorisme islamiste devient chronique. Elle souligne le caractère protéiforme de la menace que représente le mouvement Ahlu Sunna wal Jamaa (« Les adeptes de la tradition du Prophète », différent des shebabs somaliennes[1]). Ce groupe affilié à l’Etat islamique en 2019 via l’Etat islamique en Afrique centrale (Iscap) a commencé à opérer en 2017 à partir de son fief du Cabo Delgado, province de l’extrême nord du Mozambique qui, avec celle de la Nampula située plus au sud, sert de corridor aux circuits de la drogue venus d’Iran et d’Afghanistan pour innerver l’Afrique du Sud ou remonter vers l’Europe[1]. Son mode opératoire ne se distingue malheureusement pas dans l’atrocité de celui des autres « filiales » africaines de l’EI : massacres de masse, villages brûlés, enlèvements, décapitations de civils. Ces violences ont fait plus de 3.500 morts dans l’ex-colonie portugaise et provoqué l’exode de 800.000 personnes. Un flux qui ne désemplit pas. Le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations unies (HCR) estimait à 30.000, le nombre de personnes déplacées dans le district de Nangade après une série d’attaques, entre janvier et mars dernier.
Nonobstant des améliorations après l’intervention des forces mozambicaines et celles des pays d’Afrique australe réunis au sein de la Southern African Development Community (SADC), Ahlu Sunna wal Jamaa étend ses ramifications à la sous-région. La Tanzanie a déjà connu plusieurs attaques sur son sol. Le caractère métastasé de la menace n’épargne pas le Zimbabwe, désormais inquiété. La stabilité de son voisin immédiat est vitale. Outre une relation historique cimentée par l’implication déterminante de Harare contre la rébellion de la Résistance nationale du Mozambique (Rénamo) après l’indépendance du Mozambique en 1975, les deux pays partagent 1.200 km de frontière et entretiennent des liens économiques denses. Établis à 550 millions $ en 2021, les échanges sont au plus haut depuis dix ans. Surtout, Maputo offre à l’ex-Rhodésie du Sud un débouché stratégique sur la mer pour évacuer ses productions, notamment minières.
Se voulant proactif dans la lutte antiterroriste, le Zimbabwe voit cependant ses ambitions freinées par l’embargo sur les armes imposé par les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) en réaction aux dérives du régime de Robert Mugabe (1987-2017). Décrétées en 2002, ces mesures avaient été prises en réaction à la violente répression d’opposants par le régime catatonique du « Père de l’Indépendance » lors de la présidentielle organisée en mars de la même année. Outre l’embargo sur les armes, une centaine de personnes jugées proches de l’ex-président autocrate avaient été visées par un gel de leurs avoirs et une interdiction de se rendre en Europe comme en Outre-Atlantique. Vingt ans plus tard et trois ans après la mort de Mugabe, le 6 septembre 2019, certaines de ces sanctions courent toujours. Outre d’avoir accentué la grave crise économique que connaît le pays depuis de nombreuses années, leur levée définitive conditionne le retour des bailleurs de fonds internationaux, à commencer par le Fonds Monétaire International (FMI), auprès duquel le Zimbabwe est endetté à hauteur de 9,3 milliards $.
Des sanctions imposées il y a deux décennies pour faire pression sur un régime aujourd’hui disparu ont-elles encore une justification, voire un sens ? Une chose est sûre : au-delà de l’aspect strictement national, elles empêchent Harare de porter le fer contre un dangereux mouvement et de renforcer la coopération régionale en la matière dans le cadre de la SADC Mission in Mozambique (Samim). Si les pays de la SADC réunis le 12 janvier dernier à Lilongwe, au Malawi, ont prolongé le mandat de cette force conjointe qui appuie l’armée mozambicaine depuis sa création en juillet 2021, l’un de ses membres les plus concernés par la dégradation de la situation sur le terrain se voit limité dans son rayon d’action et ses capacités techniques, y compris pour assurer sa propre sécurité. Au Zimbabwe, pays d’enracinement chrétien, la poussée de l’islam est une réalité. L’implantation de mosquées a explosé en deux ans, passant de 46 à 400 au cours des deux dernières années, selon La Tribune Afrique[2]. Autant de « relais locaux » pouvant servir de base d’appui à l’islam radical. Alors que l’organisation sous-régionale souhaite voir Harare prendre la tête des opérations anti-djihadistes au regard de son expertise militaire, le Zimbabwe ne peut moderniser son armée, ni même envoyer des équipements au Mozambique en raison des restrictions qui frappent la Zimbabwe Defence Industries Ltd, la société d’Etat de fabrication et d’achat d’armements et de munitions. Ses efforts se résument pour l’instant à l’envoi de 304 instructeurs à Maputo.
Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat qui a déposé Robert Mugabe en 2017, Emmerson Dambudzo Mnangagwa, 79 ans, se démultiplie depuis plusieurs mois pour obtenir l’abandon de ces sanctions. Le contexte devient d’autant plus anachronique que celles-ci ont été levées concernant plusieurs dignitaires de l’ancien régime. C’est le cas de l’actuel vice-président et ex-chef d’Etat-major de l’armée, Constantino Chiwenga. L’embellie viendra-t-elle de l’Union européenne, singulièrement de la France ? Si les Etats-Unis campent sur leur position, Bruxelles tend inversement à revoir son positionnement. Seulement deux Etats sur vingt-sept – la Suède et les Pays-Bas – restent favorables à des sanctions au regard du mode d’accession au pouvoir d’Emmerson Dambudzo Mnangagwa et de sa victoire contestée à la présidentielle de 2018. Alors que ce dernier est toujours accusé de réprimer son opposition, les législatives du 26 mars dernier ont lancé un tout autre message après s’être déroulées dans le calme, sans la présence de militaires et sans être dénoncées par les forces politiques adverses à l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique (Zanu-PF, au pouvoir).
La Suède et la Hollande apparaissent de plus en plus isolés. Parmi les pays les plus favorables à l’abandon des sanctions, la France, l’Espagne et le Portugal s’impliquent particulièrement aux côtés du Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell Fontelles. Emmanuel Macron se fait l’avocat du Zimbabwe auprès de ses pairs européens. L’intérêt de Paris à pacifier la région est évident au regard de l’ambitieux projet d’exploitation de Gaz National Liquéfié (GNL) porté par TotalEnergies dans le Cabo Delgado. Chantier interrompu par la prise de la ville portuaire de Mocimba da Praia par les djihadistes en août 2020, mais que le groupe pétrolier ré-actionne à la faveur d’une reprise en main par les troupes rwandaises déployées dans la zone. La situation devrait se clarifier après la présidentielle, en France. Emmanuel Macron s’est ainsi entretenu sur cette question avec son homologue zimbabwéen en marge du dernier sommet Union européenne – Union africaine organisé à Bruxelles, en février dernier. Au cours de cet entretien, le principe d’une visite officielle du président Mnangagwa à Paris a été acté en cas de réélection du locataire de l’Elysée.
[1] Voir sur ce point Djihad au Mozambique, Acteurs, Intérêts et perspectives par Paulo Casaca, Ecole de pensée sur la guerre économique (EPGE), Juin 2021.
[2] « Le Zimbabwe s’engage contre l’extrémisme violent aux côtés du Mozambique », Marie France Reveillard, La Tribune Afrique, 14 avril 2022.