Qu’en est-il de la perception d’un recul de l’Occident et d’un déclassement de la France ?
Ce sujet a été sous-jacent dans les débats de la dernière campagne électorale et je crois qu’il est tout-à-fait d’actualité à l’aube du deuxième quinquennat du président Macron. Il s’agit en réalité de deux questions distinctes, toutefois liées entre elles car la France fait évidemment partie du monde occidental, même si elle cherche à jouer un rôle original.
1 / S’agissant de l’idée selon laquelle nous sommes d’ores et déjà entrés dans une « ère post-occidentale », il convient d’abord de rappeler que la domination des pays occidentaux dans le monde ne date que d’un peu plus de deux siècles, résultat de leur révolution industrielle dès la fin du XVIIIe siècle, de leur expansion coloniale au XIXe, de la puissance de leurs économies et de leur domination politique et culturelle.
Nous avons certes connu, à partir de la Seconde Guerre mondiale, un monde bipolaire dominé par les Etats-Unis et l’Union Soviétique ; mais à partir de 1991 et la fin de l’URSS, l’hyper puissance américaine – leader du monde occidental – a été pendant près de 30 ans ce qu’on a appelé le « gendarme du monde ».
Toutefois la crise financière de 2008, l’émergence des « tigres » asiatiques et notamment de la Chine, la montée d’une contestation islamiste, la pression démographique de l’Afrique sur l’Europe, le retour d’ambitions impériales de la Russie, de la Turquie et de l’Iran, ainsi que les difficultés de la construction européenne ont fait que « notre monde » a été progressivement bouleversé et que nous avons aujourd’hui le sentiment de ne plus en être tout-à-fait le maître.
Et c’est un fait : les Etats-Unis, dont le PNB représentait en 1945 la moitié de celui de la planète, n’en représente aujourd’hui plus que le quart. C’est un pays fracturé sur les plans politique et social, avec un problème racial lancinant. Après ses interventions ratées au Moyen-Orient (en Afghanistan et en Irak), il est en outre tenté par un certain repli sur soi. Surtout, il craint la concurrence de la Chine, qui lui conteste ouvertement sa suprématie.
Ce désengagement relatif des Etats-Unis a amené d’anciens empires – la Chine, la Russie, la Turquie et l’Iran – à ne plus hésiter à tenter de prendre leur revanche sur le passé :
- La Chine à Hong Kong, en Mer de Chine, demain à Taïwan ?
- La Russie en Géorgie, en Crimée, en Syrie, en Libye, en Asie centrale (cf son intervention au Kazakhstan), en Afrique (notamment en Centrafrique et au Mali), aujourd’hui en Ukraine ;
- La Turquie en Irak, en Syrie, en Méditerranée orientale, en Libye, en Arménie, en Asie centrale (les pays turcophones) et en Afrique ;
- L’Iran, depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, a considérablement développé son influence dans quatre pays arabes du Moyen-Orient (Irak, Syrie, Liban, Yémen).
Par ailleurs, le système international est aujourd’hui bloqué du fait du recours fréquent par certains pays ‒ notamment la Russie ‒ à leur droit de veto au Conseil de Sécurité, ce qui empêche les Nations Unies de jouer leur rôle de garant de la norme internationale (qui a été – reconnaissons-le ‒ largement définie par les Occidentaux).
La Chine, qui est désormais la deuxième économie du monde et qui constitue de facto l’usine de la planète, joue dorénavant ses cartes sans vergogne, en misant sur l’interdépendance des économies qui la rend difficilement contournable. Elle conteste ouvertement les valeurs occidentales et se présente en modèle alternatif au système jusqu’à présent dominé par l’Ouest. Elle bénéficie sur ce point du soutien de la Russie pour former un axe Moscou-Pékin contestataire de « l’ordre occidental ».
Quant aux Européens, ils représentent certes toujours le premier marché mondial, mais ils sont divisés, désarmés pour la plupart et ils connaissent des problèmes démographiques et d’immigration. IIs continuent en réalité de vouloir s’abriter sous le parapluie américain.
La France pour sa part n’a plus l’aura qu’elle avait récupérée avec le général de Gaulle. Elle demeure certes un leader politique de l’Europe, mais les sentiments anti-français se sont développés en Afrique et son influence a diminué au Moyen Orient, où elle apparait aujourd’hui comme un pays ayant un problème avec l’Islam.
2 / Cette image sombre d’un Occident en perte de vitesse doit cependant être nuancée.
En effet le monde occidental, s’il est de plus en plus minoritaire sur le plan démographique, reste encore dominant sur les plans économique, technologique, politique et culturel. Il est certes contesté, mais demeure une référence pour le monde.
Par ailleurs, dans la dernière période, tant la crise du Covid que la guerre en Ukraine paraissent avoir réveillé à la fois les Etats-Unis, l’OTAN et l’Europe. C’est en effet parfois dans l’épreuve que les démocraties trouvent le ressort pour réagir et défendre leur modèle. Comment expliquer ce sursaut apparent ?
- D’abord par la pression accrue dans nos sociétés des opinions publiques sur la gestion des crises. Face à la pandémie, les populations occidentales ont accepté des sacrifices que l’on ne soupçonnait pas, montrant une volonté collective de solidarité sociale. Les démocraties de l’Ouest se sont avérées en général efficaces et soucieuses de préserver leur modèle. Dans la guerre en Ukraine, les atrocités russes ont conduit les opinions publiques à faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils prennent des sanctions exemplaires contre Moscou, en dépit du souhait légitime des autorités de prendre en compte aussi les intérêts économiques en jeu. Naturellement, la propagande russe a essayé de justifier l’opération de Poutine en rappelant les interventions occidentales en Libye, au Kossovo ou en Irak. Cela n’est d’ailleurs pas totalement faux, mais les erreurs passées des Occidentaux ‒ notamment des Américains ‒ ne justifient en aucune façon l’agression actuelle en Ukraine. Il est toutefois exact que les pays du Sud sont, dans ce cas précis, restés largement neutres pour différentes raisons : soit parce qu’ils ne se sentent pas directement concernés, soit parce qu’ils critiquent la politique du « deux poids deux mesures » des Occidentaux (qui n’est pas fausse s’agissant par exemple du conflit israélo-palestinien), soit en raison d’intérêts économiques (comme l’Arabie Saoudite du fait de sa coopération pétrolière avec la Russie). Les pays occidentaux – poussés par leurs opinions publiques ‒ ont donc montré une certaine unité face à l’agression russe en Ukraine, même s’il faut reconnaître qu’ils n’ont pas réellement réussi à convaincre les pays du Sud.
- En raison du désengagement relatif américain, l’Europe est en tout cas obligée de songer enfin à développer ses capacités de défense et à renforcer son autonomie stratégique dans le domaine de l’énergie, mais aussi de certains secteurs sensibles comme la santé ou le numérique. Toutefois cet objectif ne sera pas facile à atteindre, car certains pays sont plus dépendants que d’autres des hydrocarbures russes, notamment du gaz. D’autre part, les pays européens sont – comme les Etats-Unis d’ailleurs ‒ très interdépendants avec la Chine sur les plans industriel et financier, ce qui limite leurs moyens d’action vis-à-vis de Pékin. Enfin, si l’axe franco-allemand est incontournable pour faire avancer l’Europe, il n’en reste pas moins que nous avons avec Berlin des différends réels sur des sujets aussi importants que le nucléaire, la gestion des dettes et les modalités de la défense européenne.
- Les Etats-Unis sont paradoxalement les principaux bénéficiaires de la situation actuelle, car ils ne dépendent pas des hydrocarbures russes et qu’au contraire ils ont là une opportunité pour accroître leurs exportations vers l’Europe. Par ailleurs, l’agressivité russe pousse les pays est-européens à se rapprocher de Washington dont ils recherchent plus que jamais la protection. Il faut toutefois être conscient que l’administration Biden est très contestée à l’intérieur et que l’économie américaine commence à connaître des difficultés.
- La Chine, elle, agit jusqu’à présent avec une certaine prudence. Si l’opération russe en Ukraine avait réussi, elle aurait probablement fait de même à Taïwan. Mais la résistance ukrainienne, le discrédit de l’allié russe, la forte réaction des Occidentaux, la nouvelle justification donnée à l’OTAN et la relance de la dynamique européenne conduisent Pékin à préserver en priorité ses intérêts économiques, car son commerce avec l’Ouest est sans commune mesure avec celui existant avec Moscou. Il reste cependant à mesurer l’ampleur du ralentissement économique chinois du fait du Covid et l’impact éventuel de la contestation populaire du confinement imposé par le régime de Pékin.
- La Russie de son côté devrait être la grande perdante de son aventure en Ukraine, sur les plans politique, moral, militaire et économique. Les calculs de Poutine se sont avérés faux et coûteront cher à la Russie. En outre, elle dépendra de plus en plus de son allié chinois, dont on sait qu’il ne fait pas de cadeau et a une mémoire longue s’agissant des territoires perdus au XIXème siècle…
- Toutefois il doit être clair que les sanctions occidentales vont entraîner également une fragmentation du monde globalisé, créant sans doute des blocs régionaux, qui vont remettre en cause certains fondamentaux du commerce international comme le rôle du dollar ou les mécanismes de régulation financière comme SWIFT, qui sont aujourd’hui des éléments importants de la domination occidentale.
En conclusion, je dirais que les crises du Covid et de l’Ukraine vont accélérer les changements en cours des équilibres internationaux, en rendant d’actualité certaines questions jusqu’ici taboues : le rôle du dollar ? Une réforme en profondeur de l’OMC ? La fragmentation de la mondialisation ? L’émergence d’une Europe plus autonome ? La fin de l’exceptionnalisme chinois ? Ces questions sont aujourd’hui ouvertes.
Elles justifient certainement un nouveau rôle pour l’Europe : en effet, face à la dérive nationaliste de Poutine et à l’escalade verbale des Etats-Unis, le risque d’une 3e guerre mondiale existe. La pression américaine en soutien à l’Ukraine est certes indispensable, mais la Russie restera un pays important qu’il serait dangereux d’humilier. À un certain stade – en fonction de l’évolution sur le terrain – nous aurons donc besoin d’une Europe unie et réaliste, pour éviter un dérapage funeste et faire prévaloir la raison.
Devant cette nouvelle donne mondiale, que peut faire la France, un pays occidental qui se veut leader de l’Europe tout en préservant sa liberté d’action ? Dans le dossier ukrainien, elle peut être une puissance-pivot entre les pays européens les plus offensifs comme la Pologne et les pays baltes, et les pays plus prudents comme l’Allemagne et l’Italie.
La France conserve certes de nombreux atouts, mais souffre aussi de faiblesses structurelles qui limitent ses ambitions. Sa priorité devrait donc être de remettre de l’ordre dans ses finances et de remuscler son industrie – notamment dans les nouvelles technologies – car in fine c’est son redressement économique qui lui permettra de continuer à peser dans le nouvel ordre international. Le président Macron va donc sans aucun doute devoir affronter des choix difficiles dans un environnement intérieur et extérieur pour le moins compliqué, mais qui offre aussi des opportunités pour faire jouer un rôle utile à notre pays. Espérons que ce sera le cas !