Face aux cours très élevés des hydrocarbures, les pays exportateurs de pétrole et de gaz de la région ont rempli leurs coffres, tout en avançant leurs pions à l’échelle nationale et internationale.
Particulièrement courtisées depuis le début de la guerre en Ukraine, les pétromonarchies du Golfe soufflent le chaud et le froid face à la flambée des cours mondiaux des hydrocarbures. Contrastant fortement avec leur situation durant la pandémie de coronavirus, où les prix du baril étaient pour certains passés en dessous de zéro, elles sont désormais celles qui tirent le mieux leur épingle du jeu de ce conflit aux confins de l’Europe. Après avoir frôlé les 140 dollars début mars dans un record historique, le baril tourne aujourd’hui autour de 120 dollars. De quoi leur permettre de renflouer leurs coffres, dans lesquels elles avaient été forcées de piocher ces dernières années.
Alors que la région « Afrique du Nord Moyen-Orient » connaît ainsi une croissance de 5,3 % – soit plus du double des prévisions au niveau mondial, estimées à 2,9 % pour une période prolongée de stagflation à croissance molle et inflation élevée – les producteurs d’hydrocarbures en profitent pour avancer leurs pions à l’échelle nationale dans la perspective de l’ère post-pétrole, mais également face à d’autres acteurs régionaux et internationaux afin de promouvoir leurs intérêts et d’obtenir des concessions à bas coût.
Si l’Arabie Saoudite dispose d’une importante capacité de production non utilisée qui pourrait servir à augmenter l’offre sur le marché mondial et ainsi faire baisser les prix du pétrole, elle résiste jusque-là aux pressions américaines dans le but d’obtenir, selon ses termes, une réconciliation avec cet allié stratégique. Dans une moindre mesure, les Emirats arabes unis cherchent également à bénéficier de leur statut de producteur de pétrole pour obtenir notamment des garanties sécuritaires. Premier exportateur mondial de gaz liquéfié naturel (GNL), le Qatar pose quant à lui les jalons d’une entrée en force sur le marché européen.
Si la montée des cours était une source d’inquiétude avant même la guerre en Ukraine, celle-ci a accéléré la tendance, donnant ainsi à la Russie – l’un des plus grands producteurs d’hydrocarbures au monde – une manne importante pour financer son effort de guerre face à Kiev, malgré les sanctions occidentales. Moscou aurait ainsi empoché 98 milliards de dollars dans les 100 premiers jours du conflit pour ses exportations de pétrole et produits dérivés, de gaz et de charbon, à destination notamment de l’Union européenne, l’Allemagne arrivant juste derrière la Chine. Faire baisser les cours des hydrocarbures, et par conséquent les revenus du Kremlin, permettrait ainsi aux sanctions occidentales d’avoir plus d’impact sur l’économie russe. Cet objectif présente également un intérêt national pour les pays comme les Etats-Unis, où l’inflation liée notamment aux prix des énergies fossiles, touche les ménages dans leur vie quotidienne et fait poindre un mécontentement populaire avant les élections de mi-mandat.
Indirectement concernés, les pays exportateurs profitent pour le moment d’une manne exceptionnelle qui ne pourra pas s’inscrire dans la durée. C’est en accélérant la diversification économique à travers la région, en évitant de se lancer dans des dépenses effrénées et en préservant la manne additionnelle liée aux hydrocarbures qu’ils pourront se prémunir des défis posés par une baisse des cours. Depuis des années, l’intention des pétromonarchies du Golfe est de préparer l’ère post-pétrole en cherchant à attirer des investisseurs et des travailleurs qualifiés, tout en variant leurs sources de revenus – une politique cristallisée par le plan de réformes économiques et sociales baptisé « Vision 2030 » en Arabie Saoudite.
Cette période faste donne des idées au PIF (fonds souverain saoudien) pour investir dans des compagnies technologiques aux Etats-Unis et en Europe, alors que leur idée de transition énergétique est d’augmenter leur capacité technologique dans de nombreux autres domaines que le pétrole. Riyad aurait encaissé en mars un milliard de dollars par jour grâce à ses exportations de pétrole. Le royaume pourrait ainsi tirer entre 342 et 400 milliards de dollars de cette ressource cette année. En 2022, la croissance réelle du PIB des exportateurs pétroliers du Golfe est effectivement très forte, se situant entre 4 et 5 %. C’est la nature des dépenses procycliques et le profit tiré des dépôts gouvernementaux dans les banques qui stimulent les autres secteurs économiques.
C’est dans ce contexte que Riyad joue, depuis l’invasion russe en Ukraine, de sa position prépondérante au sein de l’OPEP +, dont la Russie est un membre presque aussi important. Après de longues tractations, ce n’est qu’au début du mois que le cartel a finalement décidé d’augmenter sa production de 200.000 barils par jour pour juillet et août par rapport à ce qui était planifié. Il s’agit d’un changement motivé par une combinaison d’intérêts politiques, stratégiques et économiques : la restauration de la relation américano-saoudienne, le maintien de la Russie dans l’alliance OPEP + et la réduction du risque de l’érosion de la demande de pétrole. Joe Biden semble ainsi avoir infléchi récemment sa position face au prince héritier saoudien, en étant prêt à le réhabiliter, alors qu’il entendait initialement l’isoler pour son approbation présumée de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Si le président démocrate a dit qu’un éventuel voyage en Arabie pour y rencontrer MBS n’avait pas encore été décidé, celui-ci a toutefois été annoncé dans le cadre d’une tournée en Europe et en Israël dans les semaines à venir.
A l’instar de leur voisin saoudien, les EAU utilisent aussi leur pouvoir pétrolier et leur neutralité affichée par rapport à la guerre en Ukraine pour obtenir des concessions américaines face à leur crainte de la menace iranienne dans la région. Un arrangement formel entre Washington et Abou Dhabi, en plein marasme des négociations de Vienne sur l’accord nucléaire avec l’Iran, nécessiterait l’approbation du Congrès américain ; mais la Maison Blanche pourrait à la place offrir aux EAU le statut d’« allié majeur non membre de l’OTAN », à l’image du Qatar qui l’a obtenu suite à la visite à Washington de l’émir Tamim fin janvier, venu discuter notamment de l’approvisionnement de l’Europe en gaz liquide.
Interlocuteur privilégié des Occidentaux, le Qatar s’est en effet positionné relativement tôt comme une alternative au gaz naturel russe pour l’Union Européenne. Alors que l’émirat avait déjà annoncé l’année dernière un méga plan d’investissement en vue d’augmenter sa production de GNL de plus de 60 % d’ici à 2027, il est désormais en mesure de négocier des contrats à long terme avec des pays européens. Doha a notamment signé le mois dernier des accords avec Berlin, auquel il veut fournir 20 à 25 % de ses besoins gaziers dès 2024 pour compenser l’élimination progressive de l’approvisionnement russe dans son mix énergétique.
Des circonstances qui devraient également affecter les dynamiques régionales. Avec la montée des cours, le fait que l’Arabie et les Emirats pèsent beaucoup plus lourd sur le marché international est difficile à accepter pour Téhéran, qui ne peut pas en bénéficier de la même façon. Sous sanctions occidentales, l’Iran fait face à des difficultés d’ordre financier et légal pour exporter son pétrole et son gaz. Bien que le ministre iranien du pétrole ait déclaré exporter actuellement plus d’un million de barils de pétrole et de gaz condensé par jour, la Chine – qui était son principal client – achète dorénavant des hydrocarbures au rabais de la Russie, soumise elle aussi à une forte pression occidentale. Nous devrions donc voir émerger des tensions dans la relation russo-iranienne, qui existent déjà en Syrie. L’isolement de Téhéran serait alors croissant à cause de ses activités nucléaires et du rapprochement des pays du Golfe avec les Etats-Unis et Israël.