Un Iran nucléaire ou une escalade régionale : le dilemme de l’absence d ‘accord à Vienne
La perspective d’une entente entre Washington et Téhéran s’éloignant de jour en jour — tandis que l’Iran se rapproche à grands pas de la quantité d’uranium enrichi nécessaire à la fabrication d’une bombe et que les États-Unis envisagent l’option militaire à l’heure où ils ne jurent pourtant que par le désengagement — la question se pose si il faut préférer un Iran nucléaire à un accord imparfait ?
Les pourparlers de Vienne — au point mort depuis mars — se sont en effet révélés encore plus difficiles qu’attendus, non pas pour des raisons techniques (le document à signer est prêt depuis plusieurs mois) mais du fait des attitudes respectives des protagonistes. En témoignent le vote au conseil des gouverneurs de l’AIEA le 8 juin d’une résolution rappelant Téhéran à l’ordre pour son manque de coopération ou encore la déconnexion par l’Iran de plusieurs caméras de surveillance disposées sur ses sites nucléaires.
Plus généralement, l’Iran n’a pas cessé d’avoir recours à l’extension de son programme nucléaire comme levier dans les pourparlers. Selon le directeur de l’AIEA, la République Islamique dispose désormais de 43,1 kilos d’uranium enrichi à 60 %. Ce « n’est qu’une question de temps » d’après lui avant qu’elle n’accumule une quantité suffisante pour une bombe. Les États-Unis ont, de leur côté, refusé de jouer la carte de la désescalade, maintenu des sanctions extrêmement dures pour l’économie iranienne et donné un blanc-seing à Israël pour l’intensification de ses manoeuvres dans le cadre de la guerre de l’ombre qui l’oppose à l’Iran avec, notamment une spectaculaire série d’assassinats, en un laps de temps très court, de scientifiques nucléaires et d’officiers de haut rang parmi les Gardiens de la Révolution.
Ce climat de surenchère interroge : quelle sera ta prochaine étape ? Que se passerait-il si Téhéran était en mesure de fabriquer une bombe ?
À ce stade, trois possibilités sont envisageables :
Scénario 1
Dans la configuration la plus optimiste, l’accord — déjà prêt — est accepté par Washington et Téhéran. Jusqu’ici il butait sur un point, le régime iranien ayant exigé de la Maison Blanche le retrait des Pasdaran de la liste noire américaine des organisations terroristes. Le coût politique d’une telle décision semble cependant trop lourd pour Joe Biden à l’approche des élections de mi-mandat en novembre prochain. Les Européens ont suggéré un compromis fondé sur l’engagement de Téhéran à désamorcer les tensions régionales et à cesser d’attaquer les intérêts américains dans le monde en échange du retrait de la liste, en vain. Si finalement Téhéran et Washington parviennent néanmoins à s’entendre, l’accord signé ne sera de toute manière pas à la hauteur des exigences que s’étaient fixées la Maison Blanche au début du mandat Biden. Ce serait un deal moins exigeant qu’en 2015 et rien qui entraverait l’activité israélienne en Iran, mais un deal permettant d’empêcher Téhéran d’acquérir l’arme nucléaire sur le moyen terme.
Scénario 2
Si les pourparlers échouaient complètement, les puissances européennes pourraient se joindre aux États-Unis pour intensifier les sanctions contre Téhéran. Pour ce qui est du Conseil de Sécurité de l’ONU, Washington, Paris et Londres se heurteraient au refus de Moscou et de Pékin, mais seraient tout de même en mesure d’imposer une forte pression multilatérale à la République islamique. En dernier recours, la France ou le Royaume-Uni pourrait miser sur le « snapback », soit sur la réimposition de sanctions globales à la suite d’un signalement d’une violation importante du JCPOA, ainsi que le prévoit la résolution 2231 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Or, ni Moscou ni Pékin ne pourraient y opposer leur veto.
Mais avant d’en arriver là — et ce d’autant plus que les États-Unis sont en passe d’épuiser tout leur répertoire de sanctions — l’administration Biden pourrait envisager cet été de proposer un accord intérimaire à Téhéran qui permettrait de geler l’activité nucléaire iranienne en échange de quelques aides économiques. Déjà évoquée par le passé, cette éventualité a d’ores et déjà été balayée d’un revers de main par le régime iranien ; mais l’étouffement de l’économie locale pourrait contraindre Téhéran à changer son fusil d’épaule.
Scénario 3
Si les négociations échouent complètement, que ni la diplomatie classique ni la diplomatie coercitive ne fonctionnent, Téhéran poursuivra alors l’enrichissement de son uranium. Enrichi aujourd’hui à 60 %, il doit encore l’être à 90 % pour acquérir les qualités militaires et pouvoir être utilisé dans une arme. Téhéran pourrait, face à la pluie de sanctions occidentales, réagir en annonçant son retrait du TNP. L’Iran ne serait plus tenu par l’engagement de ne pas fabriquer d’armes et pourrait jouer sur la même ambiguïté que son ennemi israëlien. Or, les capacités iraniennes ont atteint le niveau où Téhéran pourrait produire suffisamment de carburant pour une bombe avant que nous puissions l’arrêter.
Dans ces circonstances et compte tenu du fait que Washington insiste depuis longtemps et de façon transpartisane sur le fait qu’il ne laissera pas l’Iran aller jusque là, l’option militaire pourrait être envisagée. Mais face au manque d’informations fournies par l’Iran et à l’interdiction d’entrer sur le territoire faite aux inspecteurs de l’ONU, l’intervention serait difficile à organiser au moment opportun. En attaquant l’Iran directement sur son sol, Washington prendrait le risque d’un embrasement généralisé dans la région, avec des représailles iraniennes par le biais de ses « proxies » en Irak, en Syrie, au Liban ou encore au Yémen. Cet activisme pourrait conduire à une course régionale à l’armement. Un Iran nucléaire contraindrait donc Washington à revoir sa politique de désengagement et à, au contraire, se réengager à travers une opération militaire compliquée et coûteuse .
Plus que jamais, le contexte actuel conduit donc les États-Unis à redoubler d’efforts pour consolider le front anti-iranien en favorisant les rapprochements entre Israël et plusieurs États arabes, à travers notamment les partenariats sécuritaires. Accord ou pas, intervention militaire ou pas, l’escalade actuelle souligne combien la première puissance mondiale peine à imposer son tempo. C’est l’image d’une Amérique relativement affaiblie qui est aujourd’hui renvoyée non seulement à Téhéran, mais aussi à Moscou et Pékin.