« Le marché a toujours raison mais il n’y a pas raison tous les jours »
La tarification de l’électricité est réputée pour être l’un des problèmes les plus ardus auquel puisse se confronter un micro-économiste.
Première difficulté, le kWh est un produit non stockable qui exige une adéquation permanente entre l’offre et la demande, donnant ainsi une importance exceptionnelle aux nombreux aléas qui affectent aussi bien sa production que sa consommation.
Seconde difficulté, le kWh n’est qu’une unité de mesure et recouvre une gamme très étendue de biens économiques, depuis le KWh livré en très haute tension une nuit d’été jusqu’au kWh consommé en basse tension dans une résidence isolée à l’heure de pointe en hiver.
Troisième difficulté, les équipements nécessaires pour produire et distribuer de l’électricité sont multiples et le plus souvent aussi lourds que longs à construire.
Néanmoins, tous ceux et celles qui ont gardé quelques réminiscences de leurs cours d’économie, savent que pour traiter cette question à hauts risques, une référence s’impose, Marcel Boiteux. Président emblématique d’EDF, il a théorisé et mis en œuvre la tarification de l’électricité au coût marginal, en démontrant notamment que l’optimum de production et de répartition était atteint quand les recettes de vente au coût marginal à court terme, c’est-à-dire à équipements donnés, sont égales au coût marginal à long terme, c’est-à-dire à équipements réadaptés à la demande.
Plus intéressant, en tant que Président d’EDF en exercice, Marcel Boiteux eut à répondre à beaucoup des questions qui se posent aujourd’hui. Que faire quand le coût marginal à court terme, le prix de marché, devient dissuasif en raison de l’envolée du prix de la source d’énergie marginale, hier le pétrole, aujourd’hui le gaz ? Que faire quand le coût marginal à long terme, probablement celui du nucléaire, hier comme aujourd’hui, est à une échéance trop lointaine et trop incertaine pour constituer une référence opérationnelle ? Que faire quand on se trouve en situation de sous-capacité potentielle ? Que faire quand l’aléa devient majeur du fait de la montée en puissance des énergies renouvelables mais intermittentes ?
Malgré des éléments de contexte fort différents, un monopole d’EDF, une capacité de production excédentaire et non, comme aujourd’hui, déficitaire ,des prix administrés et non négociés, un marché de l’électricité spot et à terme inexistant, des décisions prises à Paris et non à Bruxelles, les réponses apportées à ces questions lors des deux crise pétrolières des années 70, l’analyse qu’a pu en faire, à chaud et a posteriori, le Président d’EDF, promoteur zélé de la tarification au coût marginal, demeurent une source d’enseignements utiles dans un contexte lui aussi disruptif, avec un enseignement principal. Or, en période de crise aiguë, il est recommandé de déconnecter temporairement tarification et coût marginal, et d’étaler dans le temps les ajustements de tarifs de grande ampleur nécessaires pour prendre en compte la nouvelle configuration des prix de l’énergie.
Suite aux deux chocs pétroliers, la perspective d’un alignement des tarifs sur un coût marginal multiplié par trois fût jugée inacceptable et dangereuse. La hausse des tarifs se limita à la quotité nécessaire pour assurer une rentabilité « standard », à mi-chemin entre les coûts marginaux immédiats et les coûts marginaux à long terme. Puis d’années en années, les tarifs peu à peu se rapprochèrent des coûts à long terme résultant de la montée en puissance du programme nucléaire.
Avec, dans le cas présent, une multiplication par dix et non par trois du coût marginal de l’électricité, la perspective d’un alignement des tarifs sur le coût marginal ne pourra qu’être jugée encore plus dissuasive et conduira les autorités politiques et réglementaires à adopter un tarif intermédiaire acceptable politiquement, économiquement et socialement, avec toutefois trois différences importantes.
La première différence, c’est le regret exprimé par Jean-Bernard Lévy de ne pouvoir suivre une politique de tarification au coût marginal, de prix alignés sur le marché. Marcel Boiteux avait fait le même constat mais en avait tiré des conclusions différentes. « Entre 1974 et 1980, ainsi qu’entre 1980 et 1984, on nous a obligés à avoir des prix très inférieurs au coût marginal et nous avons perdu beaucoup d’argent » Il est vrai qu’à l’époque, EDF n’était ni cotée en bourse, ni en situation de concurrence.
La seconde différence, c’est que hormis les tarifs réglementés, les prix, aujourd’hui, ne sont plus administrés mais résultent de négociations contractuelles, elles-mêmes fonction de l’équilibre, et parfois de l’absence d’équilibre, du marché. De ce fait, il ne pourra pas être fait l’économie d’une ré-administration des prix, soit sous la forme d’un cap, soit sous la forme d’une taxation des profits suivie d’une redistribution.
Dernière différence, en raison de capacités de production potentiellement déficitaires dans certains cas de figure, s’imposera la nécessité d’une régulation par les flux, et pas seulement par les prix, d’une organisation du rationnement de la consommation
A tous ceux, opérateurs et autorités, chargés de la tarification et de l’organisation du marché de l’électricité, on ne peut que conseiller la lecture ou la relecture des analyses de Marcel Boiteux. Ils y trouveront beaucoup des réponses qu’ils se posent pour traverser la crise actuelle, mais ils y trouveront aussi un motif d’inquiétude.
La tarification au coût marginal ou la détermination des prix par le marché, ne fonctionnent que si le parc de production est adapté à la demande. Sous-dimensionné, la facturation est trop avantageuse pour le producteur et le prix de vente trop élevé. Surdimensionné, la facturation est trop avantageuse pour le client et le prix de vente insuffisant.
Le problème, c’est qu’en Europe, personne n’est aujourd’hui investi de cette mission de régulation des capacités de production et de gestion des interconnexions, autrefois assurée par EDF au niveau national. La politique énergétique relève des prérogatives de chacun des pays membres qui décident sans concertation, ni étude globale, au gré de leurs contraintes politiques, de choisir le nucléaire ou de le rejeter, d’investir massivement dans des capacités de production intermittentes, en faisant le pari perdant qu’une régulation par le marché suffira à assurer l’équilibre.
Sur l’ensemble du réseau européen, pendant plusieurs semaines, en novembre et décembre 2021, la puissance délivrée par les équipements éoliens et photovoltaïques a oscillé aux heures de pointe du soir entre 3 et 6 % de sa capacité théorique. Fatalement, la montée en puissance des sources d’énergie intermittentes se traduira par une multiplication des situations de déséquilibre de marché. Autant d’occasions de relire utilement les analyses de Marcel Boiteux.