Au printemps de l’année 1915, Emmy Noether, mathématicienne allemande, est invitée par deux illustres professeurs, David Hilbert et Félix Klein, à venir enseigner à l’université de Göttingen. Les philosophes et les historiens s’y opposent en avançant l’argument suivant : « Que penseront nos soldats quand ils reviendront à l’université et verront qu’ils doivent apprendre aux pieds d’une femme ? » La réponse de Hilbert est cinglante : « Je ne vois pas pourquoi le sexe de la candidate serait un argument contre son admission. Après tout, nous sommes une université, pas des bains publics. » Mais le maître n’eut pas tout à fait gain de cause, du moins pas immédiatement : Emmy Noether dut enseigner pendant quatre ans sous le nom de « David Hilbert » avant d’obtenir un grade officiel, en 1919.
Mais elle n’eut pas besoin de cette reconnaissance pour démontrer, en 1918 – et sans qu’apparemment cela produisît le moindre syndrome post-traumatique au sein de la gent militaire – un théorème fondamental pour la physique. Albert Einstein en conclut qu’elle était « le génie mathématique créatif le plus considérable produit depuis que les femmes ont eu accès aux études supérieures ».
Le théorème d’Emmy Noether relie deux notions en apparence distinctes : celle de conservation et celle de symétrie. Plus précisément, la mathématicienne établit qu’à toute invariance selon un groupe de symétrie est nécessairement associée une quantité conservée en toutes circonstances, c’est-à-dire une loi de conservation. Postulons par exemple que les lois de la physique sont invariantes par translation du temps, c’est-à-dire qu’elles ne changent pas si l’on modifie le choix de l’instant de référence, « l’origine » à partir de laquelle les durées sont mesurées. Cela revient à dire que les lois régissant toute expérience de physique ne sauraient dépendre du moment particulier où l’expérience est réalisée. Appliquant le théorème de Noether à cette invariance par translation du temps, on découvre que celle-ci a pour corollaire direct la loi de conservation de l’énergie. Cette loi qu’on apprend à l’école acquiert ainsi une signification dépassant largement sa formulation habituelle : elle n’exprime rien de moins que la pérennité des lois physiques.
Ces temps-ci, justement, il est beaucoup question d’énergie. Mais en parlons-nous bien, c’est-à-dire en tenant compte de ce que Emmy Noether nous a appris ? La question est d’importance, pour deux raisons : si nous parlons de l’énergie sans rendre justice à ce que nous savons de ce qu’elle est, il y a de fortes chances que nous la pensions mal et ne prenions pas les bonnes décisions. La seconde raison est que la nature ne se laissera pas duper par nos jeux de langage, aussi habiles soient-ils : si les solutions que nous formulons dans nos phrases sont impossibles à réaliser en pratique, ces solutions ne seront pas… des solutions !
Ainsi, dès lors que l’énergie d’un système isolé demeure constante, il devient trompeur de parler de « production d’énergie », car cette expression laisse entendre que de l’énergie pourrait émerger du néant. En réalité, la seule chose que nous pouvons faire, c’est changer la forme que prend l’énergie – transformer de l’énergie électrique en énergie thermique par exemple -, ou bien transférer de l’énergie d’un système qui en a à un autre système. Il ne s’agit jamais d’une création ex nihilo.
En somme : Pour avoir de l’énergie, il n’y a qu’une condition : en avoir, ou en recevoir…
Lorsque deux systèmes interagissent, ils échangent de l’énergie : ce qu’impose la loi de consommation de l’énergie, c’est qu’au cours de cet échange, la somme des variations d’énergie dans le premier système se trouve toujours être l’exacte opposée de la somme des variations d’énergie dans le second, de sorte que l’énergie globale demeure la même. Par exemple, un ballon qui chute dans l’atmosphère transforme une part de son énergie potentielle, liée au fait qu’il a une masse non nulle et une certaine altitude de départ, en une certaine quantité de chaleur transmise à l’air par le biais des forces de frottement : la perte d’énergie potentielle du ballon provoquée par la diminution de son altitude est intégralement convertie en un accroissement de l’énergie cinétique des molécules de l’air.
Pour les mêmes raisons, on ne devrait pas non plus parler de « consommation d’énergie ». Car consommer la totalité d’un kilojoule, ce n’est nullement le faire disparaître : c’est prendre un kilojoule sous une forme très ordonnée (par exemple de l’électricité) et le convertir en une quantité exactement égale d’énergie sous une autre forme, en général moins ordonnée (de l’air chaud par exemple). En bref, consommer de l’énergie, ce n’est pas consommer de l’énergie, c’est créer de « l’entropie ». L’entropie est une grandeur qui caractérise la capacité d’un système physique à subir des transformations spontanées : plus grande est sa valeur, plus faible est la capacité du système à se transformer. En évoluant, tout système augmente son entropie, c’est-à-dire affaiblit sa tendance à évoluer. C’est là tout le sens du second principe de la thermodynamique. L’entropie mesure en fait la « qualité » de l’énergie disponible dans un système : au cours de ses transformations successives, son énergie devient de moins en moins utilisable, puis finit sa vie sous forme de chaleur.
Pour à nouveau les mêmes raisons, il n’existe pas d’énergies à proprement parler « renouvelables », car ce n’est jamais l’énergie elle-même qui se renouvelle, seulement le processus physique dont on l’extrait, par exemple le vent, ou bien l’émission de lumière par le soleil…