Le grand public ne voit de la sécurité économique que ce que les médias en projettent : le plus souvent, des bouts d’histoires épars d’entreprises stratégiques abandonnées à des intérêts étrangers prédateurs sous l’œil prétendument complice ou simplement passif de l’appareil d’Etat. Un narratif « moderne », puisque 100% recyclé et recyclable, que nourrit le carburant inépuisable de la défiance chronique envers l’Etat.
La protection des intérêts économiques souverains n’est certes pas une science exacte. Ce n’est pas un produit chimiquement pur. Elle doit composer sans cesse avec d’immenses contraintes systémiques et des déséquilibres de puissance, qui obligent parfois à viser le meilleur résultat atteignable dans le monde réel plutôt que l’idéal dans un monde parallèle. Vu de l’extérieur, elle est parfois déceptive, car en chanter les louanges ne sera jamais très vendeur. Sans parler du biais négatif qui conduit notre culture cartésienne à préférer la critique et le doute à la reconnaissance et à la confiance.
Je voudrais toutefois mettre à profit cette tribune pour tenter modestement d’instiller le doute dans le doute, voire (soyons fous) de convaincre, le temps d’un édito, que l’Etat, discrètement mais sûrement, et peut-être plus sérieusement que jamais, fait son boulot et remplit sa mission de protection des actifs stratégiques de la Nation.
Depuis plus de deux ans, le service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), bras armé de la direction générale des entreprises (DGE) à Bercy, centralise l’ensemble des informations collectées par les administrations sur des menaces économiques étrangères et en assure l’exploitation systématique, avec un objectif de performance, clair et assumé : 1 alerte → 1 réponse.
Cela peut paraître simple et naturel, mais ça ne l’est pas. Derrière cette chaîne de détection et de remédiation, il y a une multitude de capteurs et de sources d’informations disséminés par centaines sur le territoire français et à l’étranger pour râtisser le plus large possible mais avec suffisamment de finesse pour être sur les « bonnes balles », plusieurs milliers de signaux et de pré-alertes chaque mois qu’il faut coter et caractériser pour en mesurer la gravité, un réseau de plusieurs dizaines de services de l’Etat à synchroniser, à Paris et dans les territoires, pour mettre en œuvre des actions efficaces.
Cette architecture, cette chaîne de valeur 100% publique n’existait pas avant 2020. C’est un acquis précieux qui nous a permis de passer un cap historique d’industrialisation de la politique d’intelligence et de sécurité économiques, là où auparavant l’information et l’action se faisaient au coup par coup.
Désormais, la plate-forme interministérielle du SISSE assure le traitement en flux tendus de plusieurs centaines d’alertes de sécurité économique par an, en forte croissance sur les deux dernières années : 343 en 2020, 478 en 2021, et déjà 515 sur les neufs premiers mois de l’année 2022.
Cette tendance haussière valide l’intuition : la menace étrangère s’intensifie. Elle prend des formes toujours plus diverses : basculement du capital de start-ups stratégiques lors d’une levée de fonds, attaques activistes sur une entreprise cotée, reprise étrangère d’un sous-traitant industriel critique au tribunal de commerce, OPA étrangère hostile sur un grand groupe, stratégies agressives de rachats de brevets stratégiques, intrusions dans des locaux sensibles protégés, demandes d’informations sensibles dans des procédures administratives ou judiciaires étrangères, financement de thésards dans des domaines de recherche de pointe, débauchage agressif de chercheurs et de collaborateurs clefs, transferts de technologies sensibles et de production stratégique hors du territoire national, partenariats de recherche déséquilibrés (financements contre propriété intellectuelle), procès à l’étranger, vol de données et de savoir-faire, cyberattaques paralysantes, confiscation de matériels informatiques aux frontières, etc. Au total, plus d’une vingtaine de menaces-types, récurrentes, qui affectent nos entreprises et nos laboratoires publics les plus sensibles.
En 2021, 40% des alertes étaient de nature capitalistique, 38% relevaient de la captation de propriété intellectuelle et de données sensibles, 10% du cyber et 6% du risque juridique, avec l’utilisation de l’arme normative extraterritoriale. La guerre économique n’est pas le produit de l’imagination ni une pièce de science-fiction.
Face à cette lame de fond, l’Etat s’est considérablement ré-armé ces dernières années. Nous avons établi des listes précises d’entités souveraines à protéger, pour baliser le terrain de la sécurité économique. Les services spécialisés sont mieux orientés et alimentent en continu le SISSE, qui joue désormais un rôle reconnu de plaque tournante dans l’exploitation du renseignement économique. Le réseau territorial des délégués du SISSE et les préfectures de région et de département sont pleinement mobilisés pour faire remonter des signalements de terrain. Nous avons couvert ce qui était auparavant un angle mort : la protection de la recherche, de l’université au laboratoire puis à la start-up en passant par des structures collectives sensibles comme les pôles de compétitivité et les sociétés d’accélération de transferts de technologies (SATT) qui disposent désormais de référents sécurité économique. Nous avons renforcé et élargi le contrôle des investissements étrangers en France, en y ajoutant de nouveaux secteurs protégés (biotechnologies, énergies renouvelables, etc). Plus d’un quart des autorisations d’investissement délivrées par le Ministre sont assorties de conditions fortes, par exemple sur le maintien en France des activités industrielles sensibles. Le Fonds French Tech Souveraineté (FTS), créé en 2020 avec une dotation-cible de 650 M€ pour prendre des participations en fonds propres dans des start-ups et PME technologiques menacées de rachat étranger, a atteint son rythme de croisière. Nous orientons de plus en plus de petites entreprises vers les écosystèmes français de financement de l’innovation et du capital-développement : l’Etat ne se contente pas de bloquer ou d’encadrer des rachats problématiques, il cherche aussi des solutions alternatives pour poursuivre l’industrialisation des technologies en France. Ce que l’Etat finance, l’Etat protège : le plan France 2030 a son volet « protection économique », pour éviter que les financements publics ne finissent par être captés par des intérêts étrangers. Enfin, le SISSE accompagne de plus en plus d’entreprises françaises confrontées à des procédures étrangères abusives et à des demandes d’information sensibles : la loi de blocage du 26 juillet 1968 connaît actuellement une seconde vie, avec plus de 25 saisines en 2022 (triplement par rapport à 2019 et 2020).
Alors, tout n’est pas parfait. La sécurité économique se heurte parfois à l’absence d’alternatives économiques portées par des acteurs industriels ou financiers français ou européennes face aux sirènes étrangères. Ce sont précisément les autres politiques pilotées par la DGE (soutien aux filières industrielles et au financement de l’innovation, entre autres) qui visent à lever ces freins. La politique renforcée de sécurité économique est compatible et concomitante avec une attractivité de la France au plus haut niveau en Europe.
Aussi vrai que les défis (réindustrialisation, réduction des dépendances des chaînes de valeur stratégiques dans le contexte post-COVID et invasion russe de l’Ukraine) restent immenses devant nous, nous pouvons aussi prendre un peu de temps, pour une fois, pour valoriser le chemin parcouru ces dernières années. La sécurité économique est sur les bons rails, pour longtemps !