Xerfi Canal a reçu Alexandre Medvedowsky, Président du Directoire d’ESL & Network et membre du SYNFIE, pour parler des stratégies de désinformation.
Question : Dans l’ouvrage Stratégies d’entreprises dans un monde fragmenté que vous avez co-écrit avec Xavier Desmaison, président d’Antidox, vous parlez des phénomènes de guerres cognitives, guerres hybrides, de manipulation de l’information, notamment sur les réseaux sociaux, qui se révèlent particulièrement lors de périodes de crise comme la crise sanitaire ou la guerre en Ukraine.
Il est vrai que le monde a profondément changé ces quinze dernières années. Les conflits qui se déroulent aujourd’hui sont des batailles où le rôle de l’information, de la communication, de la maîtrise des outils digitaux est devenu fondamental. On l’a vu au moment des dernières campagnes électorales ; il y a eu des opérations de déstabilisation, des campagnes venant de l’étranger et visant à atteindre un candidat. En 2017 par exemple, durant la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, il y avait eu de réelles ingérences étrangères. On le voit aussi en Afrique, véritable terrain de jeu de déstabilisation sur les réseaux sociaux, au cœur d’une bataille menée par des États étrangers.
Ces enjeux sont au cœur des préoccupations des dirigeants du monde, tout comme ils le sont pour les dirigeants d’entreprises. Quand vous êtes patron d’entreprise et que vous vous réveillez le matin avec une attaque sur les réseaux sociaux visant un de vos marchés, la qualité d’un de vos produits, ou dénonçant des agissements, la façon dont vous allez vous comporter pendant la crise est souvent décisive. Vous pouvez être ciblé par des campagnes de boycott très déstabilisantes, comme cela a été le cas pour Danone au Maroc ces dernières années. Celles-ci sont devenues un élément clé, parce qu’elles peuvent vous faire perdre 30 ou 40% de votre chiffre d’affaires en l’espace de quelques jours ou quelques semaines.
La maîtrise des outils digitaux est donc cruciale pour veiller la façon dont une entreprise et ses dirigeants sont perçus sur les réseaux sociaux, et veiller la façon dont certaines parties prenantes comme des associations de consommateurs, des groupes ou particuliers, peuvent à un moment donné intervenir et déstabiliser la stratégie de l’entreprise. D’une part, un chef d’entreprise doit donc avoir de la connaissance pour savoir ce qu’il se passe, et de l’anticipation, en étant muni d’outils de veille lui permettant de capter en temps réel l’information, qui va très vite et peut en quelques minutes déboucher sur une « guerre atomique » pour l’entreprise. D’autre part, il doit avoir des outils de réponse pour contrer les agressions et campagnes de déstabilisation sur internet : comment mène-t-on des campagnes de communication digitale pour produire du contenu, contrer des offensives, identifier d’où elles viennent etc ? Toutes ces problématiques ont donné naissance à de nouveaux métiers, dont il faut que les prestataires de services qui accompagnent les entreprises, et les entreprises elles-mêmes, se dotent, si elles veulent avoir les moyens de résister.
RT ou Sputnik sont des exemples d’outils d’influence digitaux orchestrés par des États, mais il y a aussi des outils utilisés par des entreprises ou des individus, derrière lesquels se cachent des intérêts privés. De même, certaines ONG peuvent utiliser le digital pour déstabiliser la stratégie d’une entreprise. Les menaces sont donc partout ; et il faut absolument avoir les moyens de les contrôler et d’y répondre.
Vous analysez le cas de Poutine et Zelensky, en expliquant qu’il s’agit d’une rupture en termes de communication. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Cette affaire a été très intéressante parce qu’en Ukraine se joue d’abord une guerre physique sur le terrain, qui n’est pas terminée, mais aussi une véritable guerre d’information, qui se déroule tous les jours, et qui a même été une bataille de renseignements : la plupart des services de renseignement occidentaux et les individus sur les réseaux sociaux disaient que les Russes n’envahiraient jamais l’Ukraine, et les Américains sont venus communiquer avec leurs outils de renseignement en disant qu’il y aurait une attaque. La manière dont les Américains ont porté le renseignement – qui reste habituellement quelque chose de souterrain –, sur le terrain de la communication, a été un élément profondément nouveau par rapport à tout ce que nous connaissions dans le passé.
Dans la foulée, les Ukrainiens ont remarquablement communiqué dans cette affaire. Ils ont gagné la bataille de la communication face aux grands moyens développés par la Russie, par une présence sur internet et sur les réseaux sociaux, par une communication toujours placée sous l’angle moral (de l’agresseur par l’agressé). Cela a porté ses fruits et a fait que les Ukrainiens ont gagné, au moins jusqu’à aujourd’hui, cette bataille de la communication essentielle dans ce conflit qui malheureusement dure toujours.
Vous dites également dans votre ouvrage que le ridicule est une arme pour déstabiliser l’adversaire, et que les réseaux sociaux le permettent.
Tout à fait. On le voit puisque dans le cadre de cette guerre en Ukraine, de simples petits groupes de citoyens ont pu, en étant bien organisés, utiliser des images pour détourner le sérieux d’une agression par l’armée russe en Ukraine. Cela a été dévastateur pour l’image de la Russie dans ce conflit auprès des principales opinions des pays développés.
Mais nous voyons bien que, de son côté, la Russie a aussi réussi, dans le domaine de la communication, à endiguer tout cela par l’idée qu’il y avait les Occidentaux d’un côté, et de l’autre le reste du monde. C’est pourquoi, notamment en Afrique ou dans un certain nombre de pays asiatiques, les opinions publiques ont été moins enclines à suivre la communication américaine ou ukrainienne. C’est aussi une leçon importante pour la suite des évènements.