À l’occasion d’un petit déjeuner-débat organisé ce jeudi 6 avril par l’ADIT et ESL & Network, Bernard Cazeneuve a pu exposer sa vision des enjeux et de l’avenir de la souveraineté économique de la France. Ont été abordées les questions d’extraterritorialité du droit, de nécessaire coopération européenne ainsi que de volonté politique quant à la protection et la défense des entreprises stratégiques françaises face aux risques de prédation étrangère.
“Attachés à la souveraineté, nous ne pouvons nous permettre d’être souverainistes”
Rappelant la dimension protectionniste attachée à la notion de “souverainisme”, Bernard Cazeneuve a évoqué la nécessaire coopération qu’il convient d’entretenir avec nos voisins européens afin de défendre la souveraineté française. Prenant l’exemple des attentats qu’a connu la France en 2015, l’ancien Premier Ministre a souligné l’importance du partage d’informations relevant du risque terroriste entre les différents services de police et de renseignement européens. À titre d’exemple, le système d’information Schengen permet un échange de 75 millions d’informations par an, relatives aux alertes concernant des personnes et objets recherchés ou disparus. Cette coopération européenne en matière de sécurité est un gage, pour la France, de maintien de sa souveraineté et de sa sécurité nationale.
S’agissant de la dimension économique, la coopération européenne s’inscrit là encore dans plusieurs cadres. Sur le plan juridique d’abord : l’Europe et la France ont subi, à maintes reprises, l’extraterritorialité du droit américain, a fortiori des sanctions relatives à la corruption. Promulgué à la suite du Watergate en 1977, et ayant acquis un statut extraterritorial en 1998, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) permet au ministère américain de la Justice (DoJ) de se déclarer compétent pour poursuivre toute entreprise jugée coupable d’acte de corruption, pour peu qu’elle ait conclu des contrats en dollars, dispose d’une filiale sur le sol américain, voire ait échangé des mails via des serveurs basés aux États-Unis. L’exemple d’Alstom est éloquent. Ainsi, Bernard Cazeneuve insiste sur la nécessité, pour l’Union européenne, de prévoir un cadre juridique similaire, en s’appuyant sur l’article 83 du traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne. Le droit est un instrument de puissance qui ne doit pas être oublié.
Sur le plan industriel ensuite : la crise du COVID-19 a démontré toute la dépendance de la France et de l’Europe aux pays exportateurs de molécules et de principes actifs : les États-Unis, l’Inde et surtout la Chine. En 2020, Emmanuel Macron avait promis de relancer la production de paracétamol sur le sol national, a minima sur le territoire européen. Si cette relocalisation est en cours, elle prend du temps. Pour autant, Bernard Cazeneuve rappelle que nos alliés – mais néanmoins concurrents – comme les États-Unis, apportent des financements importants pour inciter les industriels, y compris étrangers, à investir sur leur sol. L’exemple le plus parlant est celui de l’annonce par le gouvernement américain, au sein de l’Inflation Reduction Act, d’un grand plan de crédits d’impôts (enveloppe considérée de plusieurs centaines de milliards de dollars) qui va permettre d’avoir un effet de levier considérable pour accélérer le financement de la transition écologique et accroître la souveraineté énergétique du pays. Safran s’apprête déjà à relocaliser aux États-Unis certaines de ses activités afin de profiter de ces crédits d’impôts et de leurs effets. L’ancien Premier Ministre souligne néanmoins que de notre côté, en France, nous n’apprécions pas particulièrement les crédits d’impôts, a fortiori en tant que ministre du Budget.
La question de la dette apparaît toutefois centrale dans les réflexions d’avenir. Bernard Cazeneuve alerte sur ce qui pourrait devenir un sujet crucial en quelques heures seulement en raison de la volatilité des taux.
Dès lors, car la souveraineté française ne se fond pas entièrement dans la souveraineté européenne – notamment en matière d’industries nationales stratégiques-, il incombe aux décideurs de donner à la politique de souveraineté économique française les moyens de ses ambitions. Cela consiste dans un premier temps à une meilleure dotation des fonds d’investissements chargés de soutenir des startups prometteuses dans des domaines stratégiques. En parallèle, il s’agit de renforcer et compléter le corpus juridique établi pour protéger les entreprises françaises contre des OPA hostiles (Décret Montebourg, Loi Pacte…). Pour finir, il s’agit, pour Bernard Cazeneuve, d’investir plus de moyens dans l’éducation pour éviter une fuite des cerveaux vers d’autres pays, de revaloriser des filières techniques dans une perspective de réindustrialisation de la France, ou encore de développer les cursus universitaires relatifs aux questions de souveraineté et d’intelligence économique.