Divers sondages d’opinion publique turcs relatifs aux élections présidentielles et législatives du 14 mai, bien que peu fiables, indiquent deux possibilités conflictuelles ; d’une part l’éventuelle fin du règne de vingt-et-un ans du président turc Recep Tayyip Erdogan et de son “AK Parti” (Parti de la justice et du développement), d’autre part sa prolongation de cinq ans. Après avoir remporté d’importantes élections municipales en 2019 dans les quatre plus grandes villes turques (Istanbul, Ankara, Izmir et Adana), l’opposition turque espère plus que jamais pouvoir vaincre Erdogan et l’AKP avec leur nouveau front d’opposition, “Millet » (Nation).
Ce nouveau rassemblement ambitieux comprend non seulement le CHP, social-démocrate et progressiste, mais aussi cinq partis d’opposition centristes et de centre droit. Le front « Cumhur » (République) d’Erdogan, quant à lui, comprend des alliés plus à droite de l’AKP. L’imprévisibilité des élections est notamment due à l’incertitude de l’électorat kurde ayant soutenu à la fois l’AKP et son opposition dans le passé. Un soutien kurde décisif au front « Millet » n’aiderait pas seulement le dirigeant de l’opposition, Kemal Kilicdaroglu, chef du CHP, à remporter la présidence ; ce soutien ouvrirait aussi la voie à une majorité parlementaire, rendant possible les amendements constitutionnels que le front « Millet » a promis afin de ramener le système politique turc à son ancien système parlementaire. Une victoire du front “Cumhur” garantirait au président Erdogan l’utilisation des pouvoirs exécutifs hors du commun pour gouverner la Turquie pendant encore cinq ans. Cela lui permettrait de contourner l’approbation parlementaire faisant du président un législateur “alternatif” dans un système qui n’est en place que depuis 2017.
Alors, une restructuration marquera-t-elle vraiment un tournant pour l’économie, la société et la politique étrangère turque ? Ou bien le statu quo se maintiendra-t-il, quel que soit le vainqueur du 14 mai ? Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des problèmes économiques de la Turquie trouvent leur origine dans le modèle économique peu fiable du pays, qui date d’avant l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002. Toutefois, ces problèmes ont été exacerbés par une série de calamités au cours de la dernière décennie qui ont effrayé les investisseurs de l’Occident. Il s’agit notamment de l’arrivée de quatre millions de réfugiés syriens, d’une tentative de coup d’État en 2016, de la pandémie de COVID-19, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et des tremblements de terre dévastateurs au mois de février.
L’un des six principes fondateurs de la République moderne née en 1923, l’étatisme, perdure en Turquie depuis un siècle. Cela implique que le gouvernement est le moteur de l’économie et doit jouer un rôle dans tous les aspects du commerce, de la production et de la finance. Au cours des deux dernières décennies, le président Erdogan a réussi à tenir certaines de ses promesses en s’éloignant de l’étatisme et en libérant les entrepreneurs turcs de leurs entraves. Mais le président a tout de même reconnu sa défaite, malgré sa grande force, face à la bureaucratie turque rigide qui empêche la libéralisation économique et l’exercice des principes de la libre concurrence.
Dans le contexte de cette révolution économique inachevée visant à intégrer la Turquie dans le marché libre occidental, comment le front d’opposition « Millet » gouvernerait-il l’économie turque ? Le front “Millet” comprend des adhérents aux principes du marché libre tels qu’Ali Babacan, l’ancien ministre de l’économie du président Erdogan, qui est aujourd’hui devenu son détracteur. Malgré ce fait, une transition radicale vers des principes de marché libre n’est pas envisageable. Le parti de Kilicdaroglu est à l’origine de l’étatisme dans la République turque et, selon ses promesses électorales, on ne peut s’attendre à ce qu’il l’abandonne. Même si Kilicdaroglu promet de lutter contre la corruption au sein du gouvernement et de rétablir l’État de droit en faisant respecter la séparation des pouvoirs, il s’engage aussi à poursuivre et même à élargir les programmes de prestations sociales financés par les impôts, perpétuant ainsi le système de favoritisme politique qu’il reproche à l’AKP d’avoir instauré. En d’autres termes, il n’y a pas de défenseur du marché libre qui se présente aux élections du 14 mai.
Mais qu’en est-il de la politique étrangère de la Turquie ? Parfois sévèrement critique envers les États-Unis, l’UE, l’OTAN, voire l’ONU, le président Erdogan reste attaché à l’adhésion de la Turquie à ces organisations internationales ainsi qu’aux relations bilatérales avec ses alliés occidentaux. La position du front « Millet » n’est pas différente à cet égard. Eux aussi promettent de poursuivre, voire de renforcer les relations de la Turquie avec l’Europe et l’Amérique. Et qu’en est-il de la relation turco-française, qui a connu des hauts et des bas pendant les 21 ans de règne de l’AKP ? Un certain nombre de questions continuent à provoquer des tensions, telles que les activités du PKK en France qui se poursuivent même si elles sont jugées illégales par la loi française. Il y aussi le statut des écoles hors contrats soutenues par l’Etat turc en France, que le président Macron est réticent à laisser subsister en raison de préoccupations concernant la laïcité. Enfin, il y a l’intrusion économique et politique turque perçue dans la zone d’influence historiquement française en Afrique francophone. Pourtant, la France est restée l’une des principales sources d’investissements directs étrangers vers la Turquie avec plus de sept milliards d’euros. Le commerce bilatéral n’a qu’augmenté sous le régime de l’AKP et la France représente le huitième fournisseur de la Turquie. Parmi les 1500 entreprises françaises employant plus de 300 mille turcs, il y en a 35 du CAC 40 qui font des affaires en Turquie. Cette relation économique forte et mutuellement bénéfique ne devrait pas changer, quel que soit le vainqueur du 14 mai.