En Europe, aux États-Unis, en Russie, en Syrie, dans le Golfe… La Turquie n’était pas la seule à être suspendue à l’inconnue du second tour de son élection présidentielle, dimanche. Certes, peu de suspense entourait le nom du vainqueur, puisque le président sortant, Recep Tayyip Erdogan, avait déjà déjoué les pronostics au premier tour en remportant 49,52 % des voix, contre 44,88 % pour son rival social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu.
Mais au-delà de la réélection attendue du reïs, l’enjeu de connaître l’avance qu’il obtiendrait sur son adversaire s’avérait important. À l’échelle domestique, mais aussi en matière de politique étrangère. Car un Erdogan affaibli ou enhardi pouvait infléchir différemment les relations extérieures de la Turquie, sortie début 2021 de l’isolement que lui avaient valu ses velléités expansionnistes en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, dans le Caucase ou encore en Asie centrale, provoquant notamment l’ire de ses alliés de l’OTAN. Désormais, le pays peut se targuer d’avoir noué des alliances stratégiques avec diverses puissances, jouant l’équilibriste dans le conflit entre Moscou et les Occidentaux, ainsi que d’avoir rétabli ses relations avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Israël ou encore l’Égypte, guidée avant tout par une vision pragmatique. Arrivé sans surprise en tête du scrutin, le président sortant a obtenu 52,16 % des suffrages contre 47,84 % pour Kemal Kiliçdaroglu, selon des résultats quasi définitifs. Il semble que le vote pour Erdogan n’ait pas beaucoup changé par rapport aux élections précédentes. Dans ce contexte, on peut s’attendre à ce qu’il poursuive sa politique étrangère actuelle, notent la plupart des observateurs.
Entre Moscou et les Occidentaux
En réalité, si M. Erdogan poursuivra probablement sur sa lancée, les nécessités économiques du pays joueront certainement un rôle dans ses choix de politique étrangère. Le 25 mai dernier, il avait déclaré que les États du Golfe avaient récemment envoyé des fonds à la Turquie pour soulager la banque centrale et les marchés, à l’heure où le pays est plongé dans une spirale inflationniste dont le président sortant tente de sortir en ordonnant régulièrement de baisser les taux d’intérêt. « Après les élections de dimanche, vous verrez comment ces dirigeants viendront ici et comment je leur rendrai visite pour leur montrer ma gratitude », avait-il déclaré lors d’une interview à CNN, fort des rapprochements de ces derniers mois. Premier leader du Golfe à avoir félicité M. Erdogan après sa victoire, l’émir du Qatar, le cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, a été suivi par le président émirati, Mohammad ben Zayed al-Nahyane, dit MBZ, ainsi que par le roi d’Arabie saoudite et le prince héritier Mohammad ben Salmane, dit MBS.
Au cours des dernières années, plusieurs accords d’échange de devises ont été conclus entre Ankara et les Émirats arabes unis ou le Qatar et il est fort probable que ces accords se poursuivent et s’étendent. Mais aux yeux des observateurs, la principale inconnue en politique étrangère réside dans le positionnement de la Turquie dans la confrontation entre Moscou et les Occidentaux dans la guerre en Ukraine. Menant un exercice d’équilibriste depuis la fin février 2022, Ankara s’est positionné comme un médiateur incontournable sur le dossier ukrainien, fort de ses relations avec les deux parties. Ainsi, s’il soutient militairement Kiev à qui il fournit ses redoutables drones Bayraktar TB2, le pays poursuit parallèlement sa coopération économique avec la Russie.
La Turquie continuera de commercer avec Moscou, offrant à Poutine et à l’économie russe un accès aux marchés internationaux et une destination de vacances pour les oligarques proches du chef du Kremlin sur la Riviera turque. Un jeu qui pourrait s’avérer périlleux si la pression exercée par l’Union européenne et les États-Unis sur les sanctions s’accroît, ce à quoi nous pouvons nous attendre. Avec l’UE, on peut s’attendre à l’avenir à des relations transactionnelles qui se concentreront d’abord sur l’immigration et l’énergie, car ce sont là les priorités en Europe.
Le chantage aux F-16, exemple de la politique extérieure d’Erdogan
Membre de l’OTAN, Ankara a certes joué le jeu de l’Alliance en lui donnant des gages sur la question ukrainienne, fermant par exemple les détroits du Bosphore et des Dardanelles à la marine russe au début de la guerre. Mais la Turquie semble avant tout suivre son propre agenda. Réclamant des concessions portant notamment sur le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – classé terroriste par Ankara –, le pays refuse encore de lever son veto à la candidature de la Suède à l’OTAN, après avoir accepté celle de la Finlande en mars dernier. Un refus que M. Erdogan pourrait être tenté de mettre en jeu contre l’avancée des négociations sur l’acquisition turque d’avions de combat américains F-16, après avoir été exclu du programme F-35 par l’administration Trump pour son achat du système de défense aérienne russe S-400.
Le président turc pourrait jouer la Russie contre les États-Unis afin d’obtenir ce qu’il désire. La priorité pour lui est d’acheter les F-16 et d’obtenir une réunion au sommet avec Joe Biden. Erdogan demandera probablement à lui rendre visite aux États-Unis avant le début de la campagne électorale américaine, l’avalisant en tant que nouveau sultan-président turc.
Dans un message Twitter largement repris par les médias, le président américain a félicité son homologue turc, exprimant sa hâte de « continuer à collaborer en tant qu’alliés de l’OTAN sur des questions bilatérales et des défis mondiaux partagés », dans une référence à peine voilée à la Suède. De son côté, Poutine a déclaré à Erdogan que sa victoire était « une preuve évidente du soutien du peuple turc à vos efforts pour renforcer la souveraineté de l’État et mener une politique étrangère indépendante ».
Pourparlers syro-turcs
Dernières inconnues : l’attitude d’Ankara vis-à-vis du Caire, d’une part, et du régime de Bachar el-Assad, d’autre part. Le président syrien a fait son retour dans le giron arabe, acté par sa présence au dernier sommet de la Ligue arabe à Djeddah, en Arabie saoudite, le 19 mai dernier. Tandis que Damas et Ankara ont ouvert depuis plusieurs mois un canal de discussion vers une éventuelle normalisation des relations, les deux parties se montrent pour le moment intransigeantes.
Aux yeux du pouvoir syrien, la Turquie doit avant tout se retirer des régions du Nord syrien où elle parraine des forces rebelles opposées au régime. De son côté, le reïs exige que Damas combatte les « organisations terroristes » à sa frontière, en allusion aux Unités de protection du peuple (YPG), principale composante des Forces démocratiques syriennes (FDS) à dominante kurde, alliées des États-Unis dans leur lutte contre le groupe État islamique. Les pourparlers syro-turcs entamés avant le scrutin devraient se poursuivre.
En outre, le rapprochement entre Ankara et Le Caire devrait être scruté de près, tandis que les deux puissances ont mis fin à leur différend faisant suite à l’arrivée au pouvoir du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi qui tient les Frères musulmans – soutenus par la Turquie – pour une bête noire. Début 2021, les deux pays organisaient ainsi leurs premières réunions diplomatiques. Après que leurs présidents s’étaient échangé leur première poignée de main au Qatar en marge de l’ouverture de la Coupe du monde de football à l’automne 2022, le ministre des Affaires étrangères égyptien, Sameh Choukri, s’était rendu, après le séisme dévastateur du 6 février dernier, à Adana, dans le sud de la Turquie, en vue de rencontrer son homologue turc, Mevlut Cavusoglu. Dimanche, le porte-parole de la présidence égyptienne indiquait que M. Sissi avait envoyé un message de félicitations à Recep Tayyip Erdogan.
La réélection d’Erdogan signifie la poursuite d’une politique étrangère de jeu d’équilibre dans la région, et de bons offices, avec pour objectif d’obtenir une assistance financière – notamment des pays du Golfe – afin de tenter de porter remède aux problèmes économiques de la Turquie. Il reste à voir si cette politique équilibriste réussira devant la réalité mouvante du Moyen Orient, qui comporte encore beaucoup d’incertitudes.