La gouvernance du CAC 40 se mondialise. En comptant les binationaux, treize sociétés du CAC 40 ont à leur sommet un président ou un directeur général disposant d’un passeport non français. Déjà, chez Cap Gemini, Danone, Eurofins ou Sanofi, les Français sont minoritaires au comité exécutif. Sur le seul mois de mai 2023, un ingénieur allemand, Peter Herweck, a pris la direction générale de Schneider et un franco-polonais, Slawomir Krupa, celle de la Société Générale, mettant fin à une lignée d’inspecteur des finances français.
Pendant de nombreuses années, les analystes se désolaient de l’insuffisante internationalisation de la gouvernance des sociétés du CAC 40, et d’une trop grande « consanguinité ». Aujourd’hui, c’est l’inverse qui est redouté, et les cris d’alarme se multiplient. « La diminution significative de la présence française au sein de la gouvernance d’un groupe est l’une des étapes inévitables du passage sous pavillon étranger » s’inquiète le cabinet de conseil Vélite dans la deuxième édition de son palmarès de la contribution des entreprises du CAC 40 à la souveraineté économique de la France. « Cela me préoccupe », souligne Jean-Dominique Senard, « car il est indispensable de maintenir une communauté de destin entre les grands groupes et le pays où ils ont leurs racines. »
Dans les faits, la nationalité du dirigeant n’est pas un élément anodin, et c’est même parfois un élément central. Dans tous les pays, la direction d’une entreprise de défense, telle que Thalès ou Safran en France, requiert la détention d’un passeport national. De même, il paraît difficilement envisageable qu’EDF ou Total puisse être dirigée par un étranger. Lors de la nomination de son Directeur Général allemand, Pascal Tricoire, Président de Schneider, conscient que la question pouvait poser problème, a bien pris soin de préciser que « la première chose qu’il a faite quand il a été désigné, a été de se rendre dans les usines et centres de recherche en France », précision au demeurant moyennement rassurante car laissant supposer qu’il ne l’avait pas fait jusqu’à présent et que cela ne l’avait pas empêché d’être désigné Directeur Général.
Pour partie fondé, le reproche fait aux dirigeants étrangers des entreprises du CAC 40 paraît cependant relever pour une large part du procès d’intention. Jusqu’à preuve du contraire, et contrairement à certains de leurs homologues français, aucun dirigeant étranger n’a cédé son entreprise dans un « mariage entre égaux » dont on sait, chez Lafarge, chez Technip, chez Essilor, ce qu’il est advenu. Le plus souvent, le détenteur d’un passeport étranger, parfois également détenteur d’un passeport français, est en binôme avec un français de souche, et se révèle, dans les faits, beaucoup plus français que son prédécesseur ou successeur, américanisé depuis longtemps à l’instar d’un Daniel Julien (Téléperformance) ou d’un Olivier Brandicourt (Sanofi).
Les investisseurs demandent aux entreprises, comme pour la féminisation, qu’elles se dotent de compétences internationales aussi bien dans les comex que dans les conseils d’administration. « Si l’on veut attirer et conserver les meilleurs talents sur les marchés locaux, il faut leur offrir la possibilité d’accéder aux plus hautes fonctions dans l’entreprise » fait valoir Ross Mc Innes, président de Safran, écossais de souche, franco-australien de nationalité, né à Calcutta et diplômé d’Oxford. L’internationalisation de la gouvernance des entreprises va dans le sens de l’histoire et constitue une réalité difficilement contournable.
De fait, le débat sur l’internationalisation de la gouvernance apparaît comme accessoire par rapport au débat premier sur la détention du capital, ainsi que l’a fait valoir Gilles Martin, fondateur et PDG d’Eurofins, dont il avait déplacé le siège social de Nantes à Luxembourg en 2012. Afin d’assurer l’ancrage des sociétés françaises à leur nationalité d’origine et de faire en sorte que ces sociétés participent à l’effort indispensable de renforcement de notre souveraineté nationale, la priorité apparaît moins dans le recrutement de dirigeants nationaux que dans le recrutement d’un actionnariat national.
En raison de la réticence des épargnants français à investir en actions, ainsi que de l’absence en France de fonds de pension, la plupart des sociétés du CAC 40 sont dotées d’un actionnariat éclaté à majorité étrangère dont il est difficile d’espérer une participation active au renforcement de notre souveraineté.
La dernière étude publiée sur le sujet en octobre 2022 par la Banque de France montre qu’après huit années de baisses consécutives, la part des groupes français du CAC 40 détenue par les investisseurs non-résidents est repartie à la hausse en 2021. Au 31 décembre, ces derniers détenaient 40,5 % de la capitalisation boursière totale de l’indice CAC 40. Entre 2013 et 2020, cette proportion était tombée de quasiment 48 % à 39,5 %.
Ce renversement de la tendance démontre la compétitivité de nos grandes entreprises et leur capacité à attirer des capitaux nécessaires à leur développement. Elles témoignent aussi d’une faiblesse française, la réticence à investir son épargne dans des actifs jugés risqués, la préférence pour financer l’Etat plutôt que les entreprises.
Les non-résidents détiennent entre 30 % et 50 % du capital de 16 sociétés du CAC 40. Ils sont majoritaires dans le capital d’environ un tiers des sociétés françaises du CAC 40 ayant leur siège social en France (12 sur 35), ainsi que dans les 5 sociétés dont le siège social est établi à l’étranger et qui n’entrent pas dans le champ de l’étude. (Airbus, ArcelorMittal, Eurofins Scientific, Stellantis et STMicroelectronics). Seules 7 sociétés du CAC 40 comptent moins de 30% de leur capital détenu par des non-résidents.
Plutôt que de diminuer l’actionnariat étranger, l’objectif est de faire croître l’actionnariat français. C’est à cette condition que nous serons légitimes pour demander à ces sociétés de participer à l’effort de souveraineté nationale et de recruter plus de dirigeants français.