Des ministres des Affaires étrangères reçus en grande pompe, la réouverture de l’ambassade iranienne à Riyad puis la normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et la Syrie autant de signaux que le Moyen-Orient se dirige vers une forme d’apaisement des tensions, sans pour autant effacer un constat plus de 100 jours après sa signature, la portée de l’accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran, conclu sous l’égide de la Chine le 10 mars 2023, se limite à ce jour à des symboles diplomatiques. Son contenu n’a jamais été révélé et sa portée reste floue.
Fallait-il attendre plus d’un accord de détente qui n’est qu’un « processus de gestion de relations avec un pays potentiellement hostile afin de préserver la stabilité tout en conservant ses intérêts vitaux », comme le définissait Henry Kissinger devant le Congrès américain en pleine guerre froide En réalité, il ne s’agit pas d’une métamorphose dans les relations saoudo-iraniennes, mais d’un arrangement temporaire qui peut résoudre certains problèmes en suspens.
L’arrangement, décrit comme « historique », avait pourtant suscité l’espoir d’un apaisement de Beyrouth à Sanaa. Il était cependant clair que le deal entre l’Arabie saoudite et l’Iran ne pouvait résoudre d’un coup tous les problèmes au Liban, au Yémen, en Syrie ou en Irak, même s’il peut aider à faire redescendre la température dans certains de ces points chauds.
Les lignes rouges sont plutôt centrées sur la prévention des ingérences externes dans les pays de la région car, après des décennies de guerre par procuration, la méfiance entre les deux pays demeure bien ancrée. L’Arabie saoudite a fait le pari du rapprochement avec son grand rival pour tenter de stabiliser la région et mener ainsi à bien ses mégaprojets économiques.
Le bilan semble pour l’heure mitigé. Certes, les négociations de paix entre une délégation saoudienne et des responsables Houthis à Sanaa le 9 avril ont marqué un pas important dans la désescalade du conflit au Yémen, du moins dans sa dimension régionale. Mais, selon le département d’État américain, l’Iran continue à armer les Houthis, balayant une exigence phare de l’Arabie Saoudite, qui a subi des centaines d’attaques depuis le territoire yéménite ces dernières années.
Idem en Syrie, malgré la normalisation entre Riyad et Damas et l’invitation de Bachar el-Assad au sommet de la Ligue Arabe en mai, le régime n’a pas entrepris d’actions concrètes pour mettre fin au trafic de Captagon qui inonde le marché saoudien, ni pour écarter les milices iraniennes de son pays. En réalité, au prix d’énormes sacrifices humains et financiers, Téhéran a durablement installé ses relais politiques et militaires au Yémen, en Syrie, au Liban et en Irak, au grand déplaisir de Riyad.
En opérant un rapprochement avec l’Iran, l’Arabie saoudite souhaitait contrebalancer l’influence de son tempétueux voisin dans ces pays. C’était l’un des buts affichés de la normalisation avec la Syrie.
Mais ici encore, les options du royaume semblent limitées pour contrer l’Iran au Moyen Orient. Téhéran va-t-il se contenter de ce nouvel arrangement avec l’Arabie Saoudite et la laisser se concentrer sur ses propres projets, où va-t-il tenter d’obtenir un soutien financier de Riyad en échange de l’arrêt de ses ingérences déstabilisatrices dans la région ?
Dans ce second cas, l’espoir implicite des Saoudiens est que les Chinois parviennent à freiner le comportement prédateur de l’Iran. Mais le rôle que la Chine est prête à endosser entre les deux poids lourds régionaux apparaît tout aussi flou.
Qui surveille la mise en œuvre de cet accord ? A-t-on vu ou entendu parler d’émissaires chinois faisant des allers-retours entre Riyad et Téhéran ? Les Chinois n’ont pas la capacité de jouer ce rôle, et franchement, ils ne le souhaitent pas, car une médiation sérieuse implique beaucoup de tension. Autrement dit, Pékin devrait se cantonner à sa fonction de courtier diplomatique.
Toutefois Mohammad ben Salmane (le prince héritier et Premier ministre saoudien) a peut-être créé un piège pour les Iraniens S’ils ne respectent pas leur part de l’accord, ils se discréditeraient aux yeux de leur partenaire chinois Mais en cas d’escalade entre l’Arabie et l’Iran, la Chine ne fournira vraisemblablement pas d’assistance sécuritaire ou militaire au royaume.
De son côté, la République islamique a signé l’accord de Pékin en grande partie dans l’espoir de développer le commerce et d’attirer les investissements saoudiens pour relancer son économie étouffée par la mal-gouvernance et les sanctions. Les échanges bilatéraux s’élèvent aujourd’hui à seulement 15 millions de dollars, un chiffre que les Iraniens voudraient faire grimper à 1 milliard à court terme. Cela est théoriquement possible, car le commerce entre les deux pays est si minime qu’il y aurait de la place pour des échanges dans les secteurs non sanctionnés, comme l’agriculture, l’industrie pharmaceutique et le tourisme, par exemple. Mais les secteurs-clés du pétrole et du gaz, carburant économique des deux pays, restent pour l’instant hors-jeu. Il faudrait un changement majeur dans le régime de sanctions américaines contre l’Iran pour que cela se produise de manière réaliste.
La capacité de l’Iran à faire des concessions sur ses programmes de drones, de missiles balistiques et de développement du nucléaire reste cependant à définir. En début d’année, l’AIEA a détecté des particules d’uranium enrichi à 84 % (il doit l’être à 90 % pour atteindre une qualité militaire) dans l’usine souterraine de Fordo. La relance du JCPOA a de nouveau échoué en août 2022, même si les contacts se poursuivent entre Téhéran et Washington. Un accord limité qui lèverait une partie des sanctions en échange de dégel de certaines activités iraniennes n’est pas à exclure. L’acceptation de l’état de seuil nucléaire de l’Iran semble ainsi gagner doucement les esprits. Mais le JCPOA et l’accord tacite sont des ajustements tactiques, pas des solutions définitives. Et les Saoudiens n’en ont pas non plus. La différence est que l’Arabie Saoudite est beaucoup plus vulnérable face à ce risque que les États-Unis, de par sa proximité géographique avec l’Iran.
Finalement, deux facteurs externes à l’accord irano-saoudien sont susceptibles d’influer sur les relations entre les deux pays. Le premier est le potentiel changement d’administration américaine en 2024, si un républicain comme Donald Trump est élu président. Cela injecterait certainement de l’instabilité dans la relation irano-saoudienne. Le second facteur est l’éventualité d’une escalade entre Israël et l’Iran sur le dossier nucléaire. Que fera l’Arabie saoudite dans ce cas-là ?
Ces éléments d’incertitude expliquent sans aucun doute la lenteur du processus de normalisation entre Riyad et Téhéran.