Après avoir été sous les feux des projecteurs, le projet d’euro numérique poursuit son cours sur un mode confidentiel.
Alors que la vague des crypto-monnaies est retombée et n’apparaît plus comme une solution crédible de remplacement et d’éviction des monnaies des banques centrales, que l’appropriation de ces crypto-monnaies par l’une ou l’autre des GAFAM est devenue une perspective illusoire, que les craintes de mise en jeu de la souveraineté monétaire des Etats et des banques centrales ne sont plus de mise, les projets initiés lors de cette période d’agitation se mettent en œuvre progressivement.
Une équipe d’une cinquantaine de personnes a été constituée par la BCE pour travailler sur le projet. Le calendrier de l’euro numérique s’apprête à entrer dans une phase nouvelle de préparation et d’expérimentation. Dès lors va se poser la question de sa pertinence et de sa priorité au regard d’un contexte radicalement modifié.
Après un premier rapport, publié en octobre 2020, sur l’opportunité de créer une monnaie numérique de banque centrale, libellée en euros, la BCE a lancé, en juillet 2021, la phase d’étude avec pour objectif de définir comment un euro numérique pourrait constituer un moyen de paiement pratique permettant aux citoyens de payer partout dans la zone euro au moyen d’une monnaie digitale et souveraine, émise par la BCE
La BCE a publié depuis lors trois rapports d’étape sur les objectifs du projet et les « options de conception fondamentales », approuvés par son conseil des gouverneurs et le 28 juin 2023, la Commission a présenté des propositions législatives sur l’euro numérique qui seront débattues avec le Conseil et le Parlement Européen.
Selon ces propositions, l’euro numérique viendrait compléter les espèces et serait mis à la disposition du grand public. Il fonctionnerait comme un portefeuille numérique pouvant être utilisé par les citoyens et les entreprises pour leurs paiements, à tout moment et dans toute la zone euro. Il coexisterait avec les moyens de paiement privés nationaux et internationaux existants, tels que les cartes ou les applications. Il serait disponible en ligne et hors ligne et permettrait d’effectuer des paiements et des transferts de fonds
Les arguments de souveraineté monétaire face aux crypto-monnaies et aux GAFAM étant devenus progressivement hors de propos et inopérants, la Commission, pour promouvoir son projet, fonde désormais son argumentaire sur trois registres :
- la nécessité d’innover dans un dans un environnement numérique évolutif où nous serons confrontés à des changements dans la technologie des paiement ;
- la garantie pour tous, y compris les plus défavorisés, de bénéficier de services monétaires de base ;
- les risques de position dominante des réseaux Visa et Mastercard bénéficiant d’un monopole.
Quel que soit le bien fondé et la force de frappe de ces différents arguments, il demeure cependant que de priorité absolue, l’euro numériques est devenue priorité relative et tandis que les arguments en faveur du projet baissent en intensité et en pertinence, les objections et interrogations en sa défaveur montent en puissance de la part de plusieurs foyers d’opposition.
Premier foyer d’opposition, les banques, émettrices d’une monnaie commerciale susceptible d’être concurrencée par la monnaie numérique banque centrale. Pour les convaincre et si possible les rassurer, la BCE insiste sur le fait que la détention de monnaie numérique de banque centrale sera limitée à un plafond qu’elle propose de fixer à 3 000 €. Il n’est pas sûr que ce plafond, potentiellement évolutif, rassure pleinement les banques commerciales qui néanmoins s’expriment sur le sujet mezzo voce, afin de ne pas irriter une institution qui les alimente en liquidités et contrôle leurs activités.
Second foyer d’opposition, les défenseurs des libertés individuelles, plus vocaux car non assujettis à la BCE. Pour les rassurer, la BCE insiste sur le niveau élevé de protection de la vie privée que le projet garantira. En l’absence pour l’instant de précisions sur les modalités pratiques, le débat reste théorique et de principe. Nul doute qu’il deviendra prégnant et polémique le jour venu.
Troisième, peut-être pas dernier et probablement pas des moindres, foyer d’opposition potentielle à un projet complexe et coûteux, celui des opérateurs chargés de sa mise en œuvre, celui des agents économiques, commerçants et autres, qui devront s’équiper pour recevoir des paiements en euro-numérique.
Si l’on peut adresser un conseil à la BCE et à la Banque de France, qui auront la charge de ce projet, ce serait celui d’étudier avec soin le cas du déploiement par EDF des compteurs numériques d’électricité Linky. Malgré une gratuité plutôt subie que choisie, Enedis, la filiale d’EDF en charge du projet, s’est heurtée à un nombre inattendu de résistances d’une vigueur qui n’avait pas été anticipée, à une irrationalité et parfois à une violence inattendues.
Le déploiement de l’euro numérique ne sera donc pas un long fleuve tranquille mais un long chemin semé d’embûches et d’accidents de parcours. Le projet Linky n’était qu’à l’échelle de la France et ne concernait qu’une thématique mineure, la consommation d’électricité. Le projet d’euro numérique est à l’échelle de la zone euro et concerne une thématique majeure, celle de l’argent.
Heureusement, en cas de difficulté, les autorités de la BCE et de la Commission bénéficieront d’une porte de sortie bienvenue en restreignant l’usage de l’euro numérique à une monnaie interbancaire de gros, et en se limitant à quelques expérimentations ciblées pour les particuliers.
Wholesale plutôt que retail, l’euro numérique suscitera moins d’opposition et rendra des services moins contestés, à moins qu’il ne soit récupéré par les partisans d’une création monétaire massive et accélérée permettant d’accéder directement au destinataire final. L’outil rêvé pour relancer la consommation.