Comment interpréter l’abstention de l’Arabie Saoudite lors du vote de la résolution des Nations Unies sur les disparus de Syrie ?
Le constat est frappant : lors du vote le 29 juin de la résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur la création d’un organisme indépendant destiné à vérifier le sort des disparus de la guerre en Syrie, l’Algérie, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Irak, la Jordanie, le Maroc, Oman, la Tunisie et le Yémen se sont abstenus.
Pourtant, ce sont ces mêmes pays qui, pendant une décennie, ont dans leur majorité mis la Syrie au ban de leur communauté, rompant leurs relations diplomatiques avec Damas, l’excluant de la Ligue Arabe en 2012, et soutenant un temps les groupes d’opposition au régime de Bachar el-Assad.
Il est difficile de ne pas y voir le résultat immédiat de la réhabilitation de Damas sur la scène arabe, initiée par les EAU et impulsée par l’Arabie Saoudite. Soucieux de stabiliser la région pour le bon développement de ses mégaprojets économiques, Riyad a en effet mené une intense campagne auprès de ses voisins pour voter le retour de la Syrie dans la Ligue Arabe en mai. Cette réhabilitation a été actée par l’invitation du président Assad au dernier sommet de l’organisation à Djeddah, où il a été accueilli chaleureusement par le prince héritier saoudien.
Avec cette abstention à l’ONU, près de deux mois après avoir normalisé ses relations avec la Syrie, l’Arabie Saoudite montre une nouvelle fois sa volonté d’endosser le rôle de puissance non alignée sur Washington et incontournable dans la région. Elle signale à la Syrie et ses alliés russe et iranien qu’elle ne fait plus partie de la campagne de non-reconnaissance du régime syrien soutenue notamment par les Etats-Unis et qu’elle souhaite sincèrement son retour dans le giron arabe.
Cela signifie surtout que les Saoudiens voudront que la question syrienne soit tranchée au sein de la sphère politique arabe et non par des acteurs internationaux. D’une certaine manière, l’Arabie veut ainsi retrouver son statut de « grand frère » arabe et de leader respecté par tous les acteurs régionaux.
Le choix de l’abstention plutôt que du vote contre est aussi un moyen pour les Arabes, et en particulier les Saoudiens et les Emiriens, de conserver une marge de manœuvre entre leurs différents partenaires : vis-à-vis des Occidentaux, ils peuvent prétendre qu’en évitant un rejet total arabe, cette position a permis dans un sens à la résolution d’être approuvée. Ils envoient en même temps un message à Assad qu’ils ne le soutiendront qu’à certaines conditions, à savoir la fin du trafic de Captagon, le retour des réfugiés syriens en toute sécurité chez eux et la résolution politique du conflit en Syrie. Le régime n’a en effet pour l’heure montré aucune réelle volonté d’honorer ces engagements.
Finalement, le Qatar et le Koweït ont été les deux seuls États arabes à voter pour la résolution sur les disparus de Syrie. Les deux pays, proches de l’administration américaine, n’ont en effet jamais caché leur réticence à la réhabilitation du régime de Bachar el-Assad. La demande du retour en toute sécurité des réfugiés syriens fait notamment partie intégrante de la position de Doha. Mais l’émirat se doit de jouer les équilibristes sur le plan régional : un an et demi après la fin du blocus (2017-2021) mené par les Emirats et l’Arabie Saoudite, et alors que la région montre des signes de stabilisation, l’heure n’est pas aux dissensions. « L’Etat du Qatar cherche toujours à soutenir le consensus arabe et n’y sera pas un obstacle » avait déclaré le porte-parole du ministère qatari des Affaires étrangères avant le retour de la Syrie dans la Ligue Arabe. Doha l’avait approuvé avec 12 autres membres de l’organisation le 7 mai, tout en rappelant qu’il ne normaliserait pas ses relations avec le régime syrien, contrairement à Abou Dhabi et Riyad.
En dehors de ces considérations géopolitiques, l’abstention au vote sur les disparus de Syrie est enfin l’occasion pour les pays arabes d’éviter de prendre position sur un sujet qui les concerne en interne. La majorité de ces États compte en effet des prisonniers politiques arrêtés de façon arbitraire pour des simples raisons de censure. Dans ces conditions, ils souhaitent donc que ce genre de résolution n’ait pas lieu. Mais pour ne pas être dans une logique de défiance vis-à-vis de la communauté internationale, ils préfèrent s’abstenir sur tout ce qui est du domaine des droits humains.
Le vote de l’Arabie Saoudite et de la plupart des pays arabes sur cette résolution correspond donc à une série de motifs qui doivent être compris dans leur complexité et ne pas être interprétés comme un simple blanc-seing accordé désormais au régime de Damas.