Il est important de noter que pour son premier voyage officiel depuis sa réélection en mai dernier, le président turc Recep Tayyip Erdogan a choisi le Golfe. Un choix qui n’a rien d’anodin, tant la Turquie a entretenu des relations tendues avec les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite au cours de cette dernière décennie, marquée par un soutien à des groupes rivaux lors des printemps arabes, puis en Libye ou des acteurs opposés ont reçu le soutien turc et émirati.
Cette tournée a semblé donc achever la réconciliation entamée ces derniers temps, notamment grâce à la reprise du commerce bilatéral et à une coopération militaire accrue. Une aubaine pour Ankara, dont l’économie est aux abois. Et une intention partagée par Riyad et Abou Dhabi, soucieux de diversifier leurs partenariats stratégiques et d’assurer la stabilité régionale.
Les faits
Le président Erdogan a effectué une tournée en Arabie Saoudite, au Qatar et aux Emirats Arabes Unis du 17 au 19 juillet. II avait déclaré avant son départ que l’objectif des rencontres était de renforcer les investissements réciproques et les liens commerciaux entre la Turquie et les pays du Golfe. II était accompagné d’une large délégation ministérielle, composée notamment des ministres des affaires étrangères et de la Défense, ainsi que de quelque 200 hommes d’affaires.
La tournée a débuté à Djeddah, en Arabie, où le président turc a été reçu par le prince Mohamed ben Salman. La visite s’est concrétisée par une série d’accords de coopération bilatérale. Parmi ceux-ci, la signature de deux contrats d’acquisition conclus entre le ministère saoudien de la Défense et Baykar, le fabricant turc des célèbres drones Bayraktar TB2. II s’agit du plus gros contrat d’exportation dans le domaine de la défense et de l’aviation de l’histoire de la Turquie. L’accord concerne l’importation en Arabie Saoudite du drone Akinci, réputé pour sa longue endurance en moyenne altitude. Le montant de la vente n’a pas été divulgué. Le ministre saoudien de la Défense a déclaré que cette acquisition visait à améliorer l’état de préparation des forces armées du royaume et à renforcer ses capacités de défense et de fabrication.
La deuxième étape de la tournée s’est déroulée au Qatar. Les deux pays ont célébré le 50ème anniversaire de l’établissement de leurs relations diplomatiques en signant une déclaration commune.
La tournée du président turc s’est conclue à Abou Dhabi ou M. Erdogan s’est entretenu avec cheikh Mohamed ben Zayed et a signé un mémorandum d’accords estimés à 50,7 milliards de dollars. Le partenariat économique porte sur des projets d’investissement, notamment dans les domaines de la défense et de l’énergie. Y figure également une coopération en matière pénale avec l’établissement de règles d’extradition. L’ADQ, l’un des fonds d’investissement d’Abou Dhabi, a par ailleurs déclaré qu’il fournirait jusqu’à 8,5 milliards de dollars pour soutenir la reconstruction après le tremblement de terre de février 2023, qui avait dévasté une vaste région du sud de la Turquie. Les deux pays ont enfin convenu d’établir une commission économique et commerciale conjointe et d’organiser un forum sur le commerce et l’investissement à Istanbul à l’automne.
Le contexte
La Turquie fait face à une crise économique sans précédent : la livre turque a perdu 90 % de sa valeur au cours de la dernière décennie, le pays est frappé par une inflation galopante tandis que les réserves en devises étrangères de la banque centrale sont épuisées depuis la fin de l’année 2022.
Si la visite de Recep Erdogan au Qatar n’a rien d’inédit, les deux pays étant alliés de longue date, elle est beaucoup plus significative concernant l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis. Ces derniers entretiennent des relations tendues avec Ankara depuis plus d’une décennie, notamment en raison du soutien de la Turquie à la confrérie des Frères Musulmans, dans le sillage des printemps arabes et du soutien à des groupes rivaux sur le terrain libyen. Des tensions exacerbées lors du boycott du Qatar en 2017, auquel les deux pays du Golfe ont pris part, conduisant la Turquie à envoyer ses troupes en renfort chez son partenaire historique.
Les liens entre l’Arabie Saoudite et la Turquie ont subi une énième détérioration en octobre 2018, lors de l’affaire Khashoggi à Istanbul. Le président turc avait alors vivement critique les dirigeants saoudiens d’avoir commandité l’opération.
Malgré cela, les liens entre la Turquie et ses anciens rivaux se sont considérablement améliorés depuis 2021. Le Qatar et les EAU ont récemment fourni à la Turquie quelque 20 milliards de dollars dans le cadre d’accords d’échange de devises, tandis que l’Arabie a déposé 5 milliards de dollars à la banque centrale turque en mars. M. Erdogan avait annoncé en 2021 que l’Arabie était intéressée par l’achat de drones Baykar et par la création d’une usine pour la production conjointe de ces drones. Le royaume est le huitième pays à avoir acheté des drones de combat Akinci au fabricant turc.
Les enjeux
Confrontée à une grave crise économique, la Turquie cherche à reconquérir les investisseurs étrangers, notamment auprès des pétromonarchies, pour soutenir ses réserves de change. Un contexte qui amène les autorités à adopter une nouvelle politique : Erdogan entame aujourd’hui un nouveau chapitre, à l’opposé de ce qui s’est passé lorsque le printemps arabe a commencé. Aujourd’hui, sa stratégie est plus pragmatique, avec le développement économique comme principal impératif, plutôt qu’une politique guidée par l’idéologie.
Ankara pourrait également espérer, à travers cette nouvelle coopération, obtenir des contrats pour que ses entreprises travaillent sur le projet Vision 2030 de l’Arabie Saoudite. Parallèlement, le royaume tente de diversifier son économie en dehors du pétrole et de développer des industries locales. Un objectif en partie satisfait à travers l’accord sur les drones turcs qui prévoit une production conjointe.
L’Arabie Saoudite et les EAU pourraient aussi servir de courtier diplomatique à la Turquie sur l’épineuse question des troupes turques dans le Nord-Est syrien, dont Bachar el-Assad souhaite le départ. Les deux pays du Golfe ont favorisé le retour de la Syrie dans la Ligue Arabe et se trouvent donc en bonne position pour négocier avec le régime de Damas. Ces derniers temps, Ankara a par ailleurs montré des signes d’éloignement de Vladimir Poutine, son interlocuteur privilégié en Syrie.
La visite d’Erdogan dans le Golfe est donc un signe qu’Ankara a déjà adopté une politique étrangère multilatérale : iI a abandonné les poursuites contre le prince héritier saoudien devant les tribunaux turcs, ii a rompu de facto avec les Frères Musulmans… Cela était une condition sine qua non pour Abou Dhabi et Riyad. Leur récompense se traduit donc aujourd’hui par d’importants cadeaux financiers accordés à la Turquie et, enfin, par une coopération dans le domaine de la défense.