« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Il est tentant de paraphraser Paul Valéry quand on observe aujourd’hui l’évolution des grandes institutions et des modèles géopolitiques et économiques bâtis à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Qu’il s’agisse des organisations internationales (ONU, G20…), des théories économiques (mondialisation, chaîne de valeur, monnaies), des systèmes de santé et de protection sociale, des organisations de transport, de la production d’énergie ou encore des architectures urbanistiques, le ressenti semble conduire à penser que tout craque, partout et en même temps.
En France comme ailleurs. D’un système de santé en équilibre très instable à EDF au bord du gouffre, d’un modèle de retraite dont on ne voit pas le bout de la réforme à des infrastructures de transport déliquescentes, il n’est pas jusqu’au grand rêve du bureau triomphant porté par la Défense, déstabilisé par le télétravail, qui ne participe à cette petite musique de fond : les grands piliers bâtis il y a cinquante ans sont à bout de souffle. La trilogie Covid, réchauffement climatique et guerre sert de révélateur à un mouvement de fond à l’œuvre depuis plus longtemps : au fil des décennies, les grandes organisations paraissent devenues inadaptées pour affronter les défis, crise de leadership, crises technologiques, climatiques, sociales. Les concepts perçus hier comme incontournables paraissent aujourd’hui dépassés.
La mondialisation heureuse ? Celle qui a apporté croissance, innovation, sortie de la pauvreté et réduction des inégalités est devenue un slogan suranné. Cette mondialisation rêvée avait déjà connu un sérieux coup de fatigue avec la crise financière de 2007-2008. Depuis cette date, les échanges mondiaux de marchandises progressent moins vite que la production, alors qu’ils augmentaient deux fois plus vite au cours des décennies précédentes. Le monde était devenu un village pour les entreprises capables de profiter de la globalisation de la valeur en tirant parti des différences de coûts entre le pays où leur siège était installé et les pays producteurs des composants intermédiaires. A l’image d’Apple, elles n’avaient conservé sur le sol national que les tâches les plus créatrices de valeur – la R&D, le marketing, le design et délocalisé la fabrication.
Va donc pour le nouveau concept à la mode, celui de démondialisation. Les entreprises cherchent à se rapprocher de leurs marchés ; les chaînes d’approvisionnement à se réorganiser ; les gouvernements à refermer leurs frontières et relocaliser les productions jugées vitales. Le monde a rétréci.
La paix ? L’Europe, représentative d’un certain modèle de démocratie, paraît aujourd’hui dépassée et impuissante face à l’affrontement des grands blocs et la réémergence des empires. « La fin de l’histoire », cette punchline de Francis Fukuyama après la chute du mur de Berlin, puis l’effondrement de l’Union soviétique et l’intégration de la Chine dans le commerce mondial, a fait long feu.
Le Vieux Monde et la civilisation qu’il porte voit son hégémonie contestée par l’émergence de ce « Sud global » autre nouveau concept sur l’échiquier. L’ordre international bâti en 1945 a vécu. La carte de la puissance est éclatée. De la Chine au Brésil, de l’Inde aux Etats du Golfe, la dissémination des instruments de la puissance remet en cause la prépondérance occidentale. La guerre en Ukraine et le nouvel embrasement du Proche Orient n’ont fait que révéler une réalité sous-jacente à l’œuvre depuis de longues années. L’Occident doit partager la richesse, le pouvoir militaire, le récit sur l’histoire, la capacité à édicter la « norme », la gouvernance, les droits de l’homme, l’environnement.
Une nouvelle panoplie de codes et concepts s’impose. Et d’abord, la guerre qui conduit à un réarmement général, mais aussi la nouvelle géographie des chaînes de valeur. Il n’est qu’à regarder la transition vers la mobilité électrique dans l’automobile. A ce jour, aucun constructeur européen n’est en mesure de fabriquer une voiture sans recourir à un fournisseur asiatique, le plus souvent chinois. La Chine contrôle largement les matières premières et le traitement industriel nécessaires à la fabrication de la « wature », plaçant le reste du monde dans une dangereuse dépendance.
Après la globalisation voici venu le temps de la fragmentation du monde, avec ses risques et ses opportunités. Opportunité car elle oblige les entreprises à diversifier leurs sources d’approvisionnement et développer les échanges avec d’autres pays que les partenaires habituels. Cela suppose de négocier de nouveaux contrats, de bâtir de nouvelles usines, de trouver de nouveaux partenaires. Les Etats-Unis ont déjà réduit sensiblement leurs achats à la Chine, mais ils les ont beaucoup augmentés à Taïwan, au Vietnam et au Mexique. L’Europe en principe ne s’approvisionne plus en pétrole russe, mais elle a accru massivement sa consommation de gazole en provenance d’Inde… laquelle importe beaucoup plus de pétrole russe qu’avant. Dans les grands pays avancés, les gouvernants sont contraints d’inventer pour favoriser les relocalisations. Les constructeurs automobiles européens ont réduit de 25% l’achat de composants produits sur un autre continent. Pour garder leurs stocks de produits médicaux, plus de la moitié des pays ont imposé des restrictions aux exportations.
Tous ces facteurs de morcellement recomposent l’économie mondiale en blocs géopolitiques, en normes commerciales et technologiques concurrentes, en systèmes de paiement et monnaies de réserve différents. A la mondialisation succède l’obsession de l’indépendance. La guerre met en exergue deux priorités : l’alimentation et l’énergie. La Russie et l’Ukraine totalisent le tiers des exportations mondiales de blé. Cela oblige tous les pays à réfléchir à leur autonomie alimentaire. La guerre en Ukraine va pousser les pays consommateurs d’énergie à explorer des alternatives pour devenir moins dépendants. Il y a cinquante ans, avec le premier choc pétrolier, cela avait donné le top départ de la technologie nucléaire. Aujourd’hui, c’est le tour des énergies renouvelables.
Une nouvelle architecture du monde est en train d’émerger, obligeant les anciennes institutions à se transformer ou mourir. Ces nouveaux modèles, pour adaptés qu’ils seront à l’air du temps, seront à leur tour menacés s’ils ne sont pas régulièrement revisités. C’est peut-être la seule certitude qu’on tient.