Mon général, vous venez de faire paraître ‘’la fin de l’imaginable, les nouvelles frontières des conflits[1]’’, pourquoi ce livre ?
Entre 2002 et 2016, d’une façon ou d’une autre, que ce soit comme commandant d’un régiment, depuis l’Élysée ou à l’état-major des armées, j’ai été plongé dans toutes les crises à la résolution desquelles notre pays voulait s’impliquer. 14 ans d’affilée sans entrer dans le champ statistique, c’est déjà suffisant pour en tirer des enseignements. C’est ce que j’ai voulu partager dans cet essai.
Pour autant, je ne cherche pas à m’élever au-delà de ma condition. Je ne suis pas un polémologue, un polémologiste, un stratège ou un expert des relations internationales. En me forçant à l’exercice et au couperet de l’écriture c’était aussi chercher à rendre cohérentes et intelligibles ce qui n’est n’étaient que des impressions fugaces, des intuitions ou des convictions mais vite chassées par le tempo de l’actualité et l’enchaînement des crises.
Enfin, cette réflexion n’aurait jamais abouti sans tous ceux qui ont croisé ma carrière ou dont j’ai croisé la leur… Mes chefs, mes pairs et mes subordonnées et surtout tous les soldats, marins et aviateurs desquels j’ai toujours beaucoup exigé et qui ont toujours répondu présents. Ce livre, c’est une façon de leur rendre hommage. C’est pour cela que dans cette logique, j’ai décidé que les droits d’auteurs soient intégralement reversés à une association qui aide les soldats français blessés en opérations, nos poilus du 21 ième siècle.
Quels sont les principaux enseignements que vous mettez en évidence ?
De ces 14 années d’implication dans les crises, j’en retiens trois 3 majeurs :
D’un point de vue très général que je n’ose pas baptiser géopolitique au risque d’une arrogance prétentieuse, nous vivons une période de compétition des modèles politique, économique et culturel. Le modèle occidental que nous avons cru universel au moment de la chute de l’Union soviétique et de l’avènement de la soi-disant ‘’fin de l’histoire’’, ce modèle parfois dévoyé que nous avons tenté d’imposer au monde entier n’est pas universel, ne l’est plus. Il est contesté en Afrique et plus particulièrement au Sahel, au proche et au Moyen-Orient, en Asie…. Il va nous falloir trouver des modèles alternatifs nous permettant de continuer à parler et à coopérer avec tous les États qui refusentnotre modèle, surtout avec ceux qui seront le prochain centre de gravité du monde d’ici la fin du siècle.
Ensuite, dans notre façon de concevoir notre sécurité, la nôtre mais aussi notre sécurité collective, nous devons intégrer trois tendances lourdes qui devraient structurer les politiques de défense et de sécurité. … Et les intégrer c’est d’abord les accepter et ne pas détourner les yeux de ce qui est en train de se passer. La première, c’est l’incertitude chronique qui plane comme une épée de Damoclès au-dessus des relations internationales. Les crises à conséquences internationales s’enchaînent depuis une quinzaine d’années à un rythme sans cesse croissant faisant des crises un état quasi continu. Il nous faut sortir de nos zones de conforts, arrêter d’attendre les crises mais au contraire aller en chercher tous les signes faibles et surtout nous préparer à affronter des choses qui n’ont jamais été, pour reprendre la phrase de P. Valéry. La deuxième tendance est d’accepter là aussi le fait que nous allons passer de ‘’guerres ou de crises choisies’’, c’est-à-dire de guerres ou de crises dans lesquelles nous décidions souverainement de nous impliquer, à des ‘’guerres ou des crises d’obligation ‘’ que nous ne pourrons esquiver. Nous pouvions toujours décider d’aller ou pas en Centrafrique, d’aller ou pas lutter contre la piraterie au large de la Somalie. Mais pouvions-nous ne pas nous engager contre Daesh ?
Enfin, la troisième tendance, c’est d’observer que la force est redevenue le levier premier de résolution des crises bien loin de l’utopie de la résolution des conflits par les voies du dialogue et de la diplomatie. Reste désormais à identifier ce qui compose la force aujourd’hui et il ne s’agit pas uniquement de la seule force militaire.
Sans dévoiler l’intégralité de votre essai, à quelles conclusions souhaiteriez-vous que vos lecteurs aboutissent ?
Tout ceci nous oblige à changer notre logiciel vis-à-vis de notre politique de défense et de sécurité et vis-à-vis de notre regard sur le monde. Il nous faut d’abord manifester une plus grande lucidité sur notre propre capacité à peser sur les crises et à les résoudre. Les communiqués, les coups de menton martiaux et les déclarations d’intention ne résolvent aucune crise, seuls les actes comptent pour ce qu’ils pèsent. Ensuite, il nous faut avoir la capacité à apprendre et à comprendre nos interlocuteurs, nos alliés comme nos compétiteurs, nos partenaires comme nos ennemis. Aucun dialogue compétitif n’est possible si nous sommes enfermés dans nos certitudes, dans nos modèles, dans nos cultures et si nous considérons qu’elles sont indépassables. Enfin, il ne s’agit pas de bannir la force des leviers de résolution des crises, il s’agit d’en avoir une définition plus large que la seule force militaire.
[1] Aux éditions ‘’Débats publics’’