L’escalade régionale de la guerre à Gaza est montée d’un cran aux portes de l’Arabie saoudite avec les dernières frappes américano-britanniques au Yémen. Dans des explosions d’une ampleur impressionnante, ces frappes ont ciblé une douzaine de sites utilisés par les Houthis en représailles aux multiples attaques de la milice pro-iranienne contre des navires commerciaux en mer Rouge ces dernières semaines, qui ont fortement perturbé les voies de navigation internationales. Ces raids ont eu lieu dans la capitale Sanaa – aux mains des rebelles pro-iraniens – ainsi que dans leur fief de Saada, mais aussi sur le port de Hodeida et à Dhamar. Les cibles comprenaient des centres logistiques, des systèmes de défense antiaérienne et des dépôts d’armes, ainsi qu’une base aérienne, des aéroports et un camp militaire houthis.
En réalité, la guerre à Gaza avait déjà fait voler en éclats les espoirs de stabilisation régionale chère à Riyad. Et ces frappes interviennent alors que le royaume espérait conclure un accord de paix avec les Houthis fin 2023 ou début 2024. Pressée de trouver une voie de sortie dans ce conflit, l’Arabie Saoudite avait montré de la retenue vis-à-vis des rebelles ces derniers temps, après avoir rétabli les relations diplomatiques avec leur parrain iranien le 10 mars dernier, en s’abstenant même de réagir à une attaque où quatre soldats bahreiniens ont été tués à la frontière avec le Yémen fin octobre. Les rebelles et les Saoudiens ont en effet approuvé en décembre une feuille de route informelle de trois ans sous l’égide de l’ONU, pouvant même servir de base à une résolution à long terme du conflit yéménite. Le document exigeait notamment un départ du Yémen des troupes de la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite dans un délai de six mois. Les frappes américaines et britanniques rendront donc ce processus de paix encore plus compliqué, plus long en termes de délais, et rebattent les cartes au Yémen et dans la région, compte tenu de l’évolution de la perception des Houthis comme une menace stratégique.
L’Arabie saoudite pourrait certes y trouver un nouveau levier face aux rebelles yéménites, même si pour l’heure elle ne fait face – tout comme les États-Unis – qu’à de mauvaises options devant les agressions des Houthis, car l’essentiel de ses mégaprojets de diversification économique se trouve sur les côtes de la mer Rouge : Une non-réaction autoriserait la poursuite des attaques et serait interprétée comme un signe de faiblesse, alors qu’une réaction augmenterait le risque d’un embrasement régional du conflit, sans pour autant faire cesser les assauts. Les Saoudiens ont en fait peu de moyens de pression contre les Houthis : Chaque fois que ces derniers le souhaitent, ils peuvent relancer les attaques, quelles que soient les capacités de défense aérienne que les États-Unis fournissent aux Saoudiens. Alors Riyad tente d’adopter une position intermédiaire : Le ministère saoudien des Affaires étrangères a ainsi exprimé dans un communiqué sa « grande préoccupation » quant aux « frappes aériennes sur plusieurs sites de la République du Yémen » et aux opérations militaires en mer Rouge, une formule vague et en demi-teinte pour appeler à la désescalade dans cette région, à la fois envers les Houthis et la coalition en mer Rouge menée par les États-Unis mais sans les nommer.
Il y a cependant fort à parier qu’en coulisses, Riyad était au courant en amont des frappes américano-britanniques. Celles-ci sont en effet intervenues dans la foulée de la tournée régionale du secrétaire d’État américain Antony Blinken, qui s’est arrêté à Al-Ula pour y rencontrer le prince héritier Mohammed Ben Salmane, avec un détour de dernière minute à Bahreïn. La participation de Manama à la coalition n’aurait d’ailleurs pu avoir lieu sans le feu vert saoudien. Le royaume fait en effet partie de la Task Force maritime CTF153 menée par les États-Unis dans la région, qui compte tous les pays du Golfe, même s’il n’a pas officiellement participé à l’élargissement de cette mission sous la forme d’une coalition internationale pour contenir les attaques houthies en mer Rouge. L’Arabie a cependant intercepté des missiles des rebelles yéménites en direction du territoire israélien, ce qui a notamment valu à Riyad le rétablissement des ventes d’armes en provenance d’Allemagne (qui avaient été bannies après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi). Il y a donc peu de doute sur le fait que non seulement les Saoudiens étaient au courant, mais qu’ils n’ont pas émis d’objection aux frappes américano-britanniques. Ils s’abstiennent simplement de faire toute déclaration publique de soutien afin de garder leurs options ouvertes quant à un accord sur le Yémen, car ils ne veulent pas donner le moindre prétexte pour rompre les négociations en cours ou pour mettre en danger le dialogue avec la République islamique. Les frappes avaient d’ailleurs moins vocation à complètement neutraliser les capacités de nuisance des Houthis qu’à leur lancer un avertissement, comme à Téhéran.
C’est dans cette perspective que la question de la normalisation entre le royaume saoudien et l’État hébreu est revenue sur le devant de la scène ces derniers jours avec un accent particulier sur son volet palestinien. Riyad semble désormais faire d’une solution à deux États la première condition d’un tel accord, qui se basait auparavant plutôt sur des garanties sécuritaires de son partenaire américain et une assistance pour le développement de son programme civil nucléaire. « La finalité (de la reconnaissance d’Israël par l’Arabie) n’inclue certainement rien de moins qu’un État indépendant de la Palestine », a souligné l’ambassadeur saoudien au Royaume-Uni, le prince Khaled ben Bandar al-Saoud dans une interview à la BBC le 9 janvier.
Face au risque de représailles houthies, qui pourraient également viser le territoire saoudien, le royaume s’est pourtant sûrement préparé, probablement en étroite coordination avec ses alliés sécuritaires, dont le principal reste les États -Unis . Après les frappes sur le Yémen, un communiqué des forces américaines de l’armée de l’air a ainsi réitéré que Washington reste « engagé auprès de ses partenaires essentiels dans tout le Moyen-Orient pour la défense contre les groupes miliciens soutenus par l’Iran, y compris les miliciens houthis ».
Il reste néanmoins que Riyad – comme le montre clairement sa presse – critique la politique des Etats-Unis et des Occidentaux en général qui, sur le dossier yéménite, ont longtemps feint d’ignorer la menace représentée par les Houthis et qui soudain découvrent qu’elle peut viser leurs intérêts propres, en gênant la circulation maritime internationale ». Au lieu de critiquer la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite sur des critères humanitaires, ils auraient mieux fait de voir plus loin et de prendre en compte la stratégie régionale de l’Iran soulignent à l’unanimité les médias saoudiens. Cela montre que la prudence – pour ne pas dire la méfiance – subsiste entre Riyad et Téhéran, malgré le rétablissement des relations diplomatiques, les Saoudiens jugeant les intentions iraniennes à l’aune de leur capacité à permettre une sortie honorable de la crise yéménite. La politique actuelle des Houthis ne va pas dans ce sens.