Il y a 54 ans, Milton Friedman publiait son célèbre article intitulé « The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits » , où il affirmait la primauté de l’actionnaire et de la recherche du profit, où il déniait l’existence d’une responsabilité sociale de l’entreprise autre que le respect des lois en vigueur et des règles éthiques communément partagées.
Dans la lignée d’Adam Smith et de sa main invisible, Milton Friedman rappelait non seulement l’absence d’opposition mais la convergence entre l’intérêt individuel de l’agent économique et l’intérêt collectif de la société, la génération de profit et la création de valeur qui l’accompagne étant la preuve du bien-fondé d’une démarche au bénéfice de l’individu mais aussi de la société dans laquelle il opère.
Le profit comme seul critère d’évaluation de l’utilité sociale d’une activité économique. Assurément, depuis 54 ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Plus aucun économiste n’oserait aujourd’hui reprendre la thèse de Milton Friedman d’une absence de responsabilité sociale des entreprises. La thèse inverse de l’entreprise citoyenne, désormais prédominante, a fait un retour en force, et le paradoxe, c’est que ce mouvement s’est accompagné d’un modus operandi dévolu à la finance que l’on connaissait plus préoccupée par l’optimisation du couple rendement-risque que par les considérations sociales ou morales.
La finance comme levier de transformation des sociétés vers un modèle économique plus vertueux. Bien qu’inattendue, cette percée conceptuelle tend à devenir la norme. Toute finance se doit désormais d’être durable, posant de fait la question du devenir du financement des activités économiques jugées non vertueuses, non socialement responsables mais dont la mise en cause ne remet pas en question leur nécessité.
Pour résoudre ce dilemme, les économies fermées d’avant la mondialisation avaient une réponse simple, la régie publique, accompagnée parfois d’un monopole et d’un affichage dans la raison sociale de l’implication de la communauté nationale. La Régie Française des Tabacs ou la Loterie Nationale en sont des exemples qui ne sont plus d’actualité. Ouverture des frontières et marché unique obligent d’autres solutions sont requises.
Dans un cadre concurrentiel et ouvert, la réponse classique à ce dilemme a été et demeure la surperformance, la sur-rémunération des investisseurs prêts à supporter le préjudice moral lié à la désapprobation sociale en contrepartie d’un rendement amélioré, ce que les analystes financiers ont conceptualisé dans une classe d’actifs spécifique, les « sin stocks », les « actions du péché ».
Les sin stocks sont-ils effectivement plus performants que les actions porteuses d’activités vertueuses ? Est-il plus rentable d’investir dans les énergies carbonées que dans les énergies renouvelables ? Les aléas et la volatilité des marchés des marchés ne permettent pas de répondre avec certitude à la question mais un fait demeure : l’acceptation par les producteurs d’énergie carbonés d’un coût du capital plus élevé et la recherche de TRI plus rémunérateurs.
Les taux d’actualisation retenus par Total Energies pour sélectionner des projets d’investissements dans les énergies carbonées et dans les énergies renouvelables sont-ils les mêmes ? Probablement pas. Ces taux plus élevés suffisent-ils à convaincre les investisseurs de les financer ? Probablement pas non plus si l’on en croit les réponses de Philippe Brassac, Directeur Général du Crédit Agricole, aux questions des membres de la commission sénatoriale sur les obligations climatiques de TotalEnergies. « A la suite de la COP 28, nous avons décidé de concentrer nos investissements uniquement sur les projets renouvelables ou bas carbone. Nous n’excluons donc aucun projet ENR, y compris venant des énergéticiens. Et sur le financement corporate de ces derniers, nous assumons de le faire en fonction de leur plan de transition et de leur crédibilité ».
Financement sur fonds externes des projets vertueux, financement sur fonds propres des autres projets, la solution est possible quand le champ d’activité est double, mais quelle solution pour ceux qui n’ont que des activités non-éligibles au regard des critères ESG et des fonds propres insuffisants ? Un secteur semble particulièrement affecté par ce problème, celui des industries de la défense composé de 4 000 entreprises de toutes tailles, fortement structuré autour de quelques grands donneurs d’ordres, mais regroupant aussi de nombreuses PME et ETI ne disposant que d’un faible pouvoir de négociation.
Comment mobiliser l’épargne vers une industrie désormais prioritaire ? C’est la question que s’est posée la Commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée Nationale en réponse au cri d’alarme lancé par les industriels de la défense, au sortir de l’été 2020, face aux difficultés croissantes qu’ils rencontrent pour financer leur activité, tant pour leur développement que pour l’accompagnement de leurs opérations d’exportation.
Malgré les recommandations avisées de la Commission, il est peu probable qu’elles suffisent à convaincre les financeurs privés, banques, sociétés de gestion, capital investisseurs de s’attirer les foudres des ONG en raison de leur exposition « défense ». Dès lors se pose avec insistance la question du remplacement de l’épargne privée par de l’épargne publique et selon quelles modalités : fléchage d’une partie des fonds du Livret A, Fonds européen de la défense, toutes les hypothèses sont sur la table. A quand les retours des quatre emprunts dits « de la Défense nationale » émis entre novembre 1915 et octobre 1918 ?