Les écarts de performance entre des pays appliquant les mêmes règles européennes sont la preuve que ce ne sont pas ces règles qui sont en cause
Bruno Alomar, ancien haut fonctionnaire européen, affirme, dans une tribune au « Monde », que le décrochage de l’Europe par rapport aux Etats-Unis est l’effet des politiques économiques nationales plutôt que communautaires.
La cause est désormais entendue : de crise en crise (Lehman Brothers en 2008, Covid en 2020, Ukraine en 2022), les Européens s’appauvrissent. L’Union européenne (UE) structurée depuis 1957 autour de politiques économiques, et en son sein la zone euro, pourtant économiquement la plus intégrée, décrochent par rapport à leur référence : les Etats-Unis d’Amérique.
Les chiffres sont têtus. Alors que le PIB par habitant des six pays fondateurs a eu tendance à rattraper celui des Etats-Unis entre 1957 et les années 1980, le décrochage depuis quinze ans est fort : en 2008 le PIB de la zone euro était de 13 082 milliards d’euros, contre 13 636 milliards pour les Etats-Unis, soit un écart de 4%.
En 2022, le PIB de la zone euro est de 15 837 milliards d’euros, contre 26 900 milliards pour les Etats-Unis, soit un écart de 69%. Le PIB par habitant était respectivement de 43 105 et 76 290 euros, soit un écart de 77% entre un citoyen américain et un citoyen de la zone euro. Le PIB de la France se situait entre ceux du 48e (Idaho) et du 49e (Arkansas) Etat américain.
Dysfonctionnement des services sociaux : des choix nationaux
Alors que les élections européennes se profilent, la tentation est grande de faire peser sur les politiques de l’UE la responsabilité de ces mauvais chiffres – que l’on pourrait d’ailleurs relativiser en incluant des critères plus qualitatifs que le PIB, tels que l’espérance de vie, l’alphabétisation, la violence. C’est une erreur. Si l’on considère le cas de la France, observons d’abord que le sentiment – en grande partie légitime – d’appauvrissement des Français, résulte largement, au-delà des chiffres, de la dégradation qu’ils perçoivent des services publics : santé, école, sécurité publique, services postaux.
Or, aucun de ces services n’est sous la responsabilité de l’UE ; leurs dysfonctionnements sont le résultat d’erreurs et de mauvais choix strictement nationaux ou locaux. Ensuite, si l’on s’arrête sur le PIB proprement dit, il n’est pas inutile, alors que l’économiste américain Robert Solow (1924-2023), Prix Nobel 1987, vient de disparaître, d’utiliser le modèle de croissance qu’il avait théorisé. Il explique que la croissance résulte de facteurs quantitatifs (le travail et le capital) et qualitatifs (la productivité générale des facteurs). Arrêtons-nous sur le facteur travail.
L’insuffisance de croissance en France résulte pour partie du manque de travail. Dit de manière simple : pris dans leur ensemble, les Français ne travaillent pas assez. Ce manque prend plusieurs formes : taux d’emploi, nombre annuel d’heures travaillées. Sur ces deux points, l’UE n’est en rien responsable.
Faiblesse de la croissance : baisse de la productivité du travail
La France est à l’avant-dernière place européenne en matière de temps de travail, chaque Français employé travaillant près de 130 heures de moins par an que la moyenne européenne. Le taux d’emploi en France en 2022 est légèrement inférieur à 70%, contre plus de 75% en Allemagne et dans les pays scandinaves. Si certains pays appartenant à la même UE que la France sont capables de mobiliser plus de facteurs travail, cela montre bien que les causes sont à rechercher en France même.
Sans parler de la question de la natalité comme vecteur quantitatif de croissance, longtemps négligée mais qui redevient un sujet économique, et sur lequel l’UE n’a quasiment aucune influence. Sur le plan qualitatif, la faiblesse de la croissance s’explique aussi par la baisse de la qualité du travail, c’est-à-dire la baisse de la productivité du travail.
A cet égard, beaucoup d’économistes s’inquiètent depuis quelques mois d’une singularité française : alors que longtemps la productivité du travail a été très élevée, la France a connu entre 2019 et la mi-2023 un décrochage de 3,8 % de sa productivité horaire du travail qui la singularise et dont les causes sont débattues. Parmi elles figure dans une proportion forte, dont l’on prend à peine conscience, la dégradation de la formation initiale (école et université). Ce sont, là encore, des domaines dans lesquels l’UE n’intervient pas.
De la responsabilité des Etats membres
Les écarts de performance entre des pays qui appliquent les mêmes règles communautaires sont la preuve éclatante que ce ne sont pas ces règles qui sont en cause. En 2004, le PIB par habitant de l’Espagne était 30% supérieur à celui de la République tchèque. En 2022, le PIB par habitant tchèque est près de 5% supérieur à celui de l’Espagne (41 667 euros contre 39 834 euros). Pourquoi ?
Certes, parce que l’économie tchèque a bénéficié d’effets de rattrapage et de fonds européens. Mais plus encore parce que les politiques économiques nationales tchèque et espagnole ont divergé, sans que l’UE en soit responsable. De la même manière, le Brexit, malgré les difficultés constatées, ne s’est pas traduit par un effondrement du PIB britannique.
Comprenons-nous bien : l’action économique de l’UE (politique monétaire, commerce, concurrence, marché, énergie, etc.) n’est pas sans impact sur la croissance de ses pays membres, et ses politiques doivent être améliorées. Mais pour autant, si l’on considère que la croissance du PIB et du PIB par habitant est une priorité, ce sont surtout les politiques économiques des Etats membres qui doivent être améliorées.
Publié dans Le Monde, le 15 mars 2024