Comment interpréter la victoire de l’opposition aux élections municipales en Turquie ?
Les élections locales se sont soldées par une victoire historique du premier parti d’opposition dans les grandes municipalités du pays, ainsi que dans certains fiefs du parti présidentiel.
Les médias locaux évoquent depuis dimanche une « vague rouge » qui a submergé la Turquie. Les élections municipales, qui ont eu lieu dimanche 31 mars, ont consacré une victoire historique du parti d’opposition, le Parti républicain du Peuple (CHP) social-démocrate, avec un taux de participation d’environ 76%. Malgré ses bons résultats aux élections générales de mai dernier, le parti présidentiel de la Justice et du Développement (AKP) accuse une défaite cuisante.
L’opposition, désormais première formation du pays
« On a brisé le plafond de verre », s’est exclamé Ozgür Ozel, alors que le décompte des voix pour les élections locales semblait confirmer que le CHP dépassait l’AKP au pouvoir, devenant ainsi le parti ayant obtenu le plus de voix à travers le pays. Selon une moyenne des votes, le CHP a obtenu près de 37,7% des voix dans le pays, dépassant de plus de deux points le parti présidentiel de Recep Tayyip Erdogan. Un score largement au-dessus du seuil de 25% auquel est plafonnée la formation depuis deux décennies, et au-delà aussi des scores obtenus en 2019, année où l’opposition était parvenue à arracher les grandes agglomérations du pays aux mains de l’AKP. Le CHP conserve donc Istanbul (51,09%), Ankara (60,35%), Izmir (48,90%), Antalya (48,64%), les plus grandes villes du pays. Des municipalités traditionnellement rangées dans le camp de la majorité présidentielle ont par ailleurs changé de bord, comme dans les provinces de l’Anatolie centrale et de la mer Noire, où il était difficile d’imaginer une victoire du CHP avant les élections. Cette victoire est d’autant plus forte que, contrairement à 2019, le CHP n’a pas bénéficié d’une alliance de partis lui apportant son soutien. Après la débâcle des élections générales de mai dernier pour le camp anti-Erdogan, le parti pro-kurde DEM, troisième force du pays, ainsi que des formations nationalistes avaient décidé de faire cavalier seul dans cette course aux municipales. « Le pouvoir du CHP et la conscience des électeurs dans les urnes ont rendu le succès de l’alliance de 2019 encore plus grand. […] Nous sommes conscients que ce soutien de tous les groupes d’électeurs, qui a fondamentalement changé le cours de la politique turque, impose une grande responsabilité à notre parti », a déclaré le Président du parti, en référence au vote utile en faveur de la formation.
Istanbul, ville-clé
Le Président turc avait fait de la reconquête de la ville un enjeu personnel et symbolique, lui qui a démarré sa carrière politique en remportant cette mairie en 1994. Car Istanbul concentre un enjeu majeur : celui qui remporte la municipalité se place en très bonne position pour la prochaine présidentielle. « Cette élection est ma dernière », avait dit le chef de l’Etat, qui ne devrait plus pouvoir se représenter après la fin de son mandat en 2028, donnant une envergure nationale à ce scrutin local. Passée aux mains de l’opposition en 2019, la première ville économique et culturelle du pays reste finalement aux mains d’Ekrem Imamoglu (CHP), qui a recueilli plus d’un million de voix de plus que son adversaire, obtenant 51% des suffrages contre 39%. Près de 26 arrondissements sur les 39 que compte la capitale économique du pays ont été remportés par l’opposition, soit 12 de plus qu’en 2019. Des districts réputés conservateurs, comme Usküdar, où Recep Tayyip Erdogan a une résidence, ou Fatih, la vieille ville, ont basculé dans l’opposition. Un bilan qui confirme la popularité écrasante du maire sortant, figure kémaliste de 52 ans devenue la bête noire du Président. Et qui laisse présager d’un avenir politique national, bien que l’édile soit menacé d’inéligibilité en raison de poursuites judiciaires orchestrées par le pouvoir.
Le bilan économique, talon d’Achille de l’AKP
Le parti au pouvoir, qui domine tous les scrutins depuis plus de 20 ans, doit faire face à ce nouveau constat : il ne convainc plus. Jugé responsable des mauvais résultats économiques du pays, alors que la Turquie est frappée par une inflation record, la désaffection des électeurs de l’AKP avait déjà été enregistrée cette année avec le départ de 200 000 partisans. Dans un rare geste de repentance, Recep Tayyip Erdogan a admis qu’il n’avait pas pu obtenir le résultat souhaité. Dimanche soir, le reis a concédé devant le siège du parti à Ankara que ces résultats constituaient « non pas une fin, mais un tournant » pour son camp, devant une foule anormalement silencieuse, ont rapporté les observateurs sur place. Le parti présidentiel a souffert de la montée d’un petit parti au sein de sa coalition. Le Nouveau parti de la Prospérité (Yeniden Refah), parti islamiste ultraconservateur, avait en effet décidé de mener sa course en solitaire et a voulu apparaître en alternative crédible face à l’AKP, en dénonçant notamment les politiques économiques du gouvernement. Selon la moyenne nationale, le parti a obtenu plus de 6% des voix, bien plus que prévu, disséminant ainsi les votes du parti majoritaire. Pourtant, il n’y aura probablement pas de changement annoncé par le Président dans la conduite du pouvoir. Sur le plan économique, Recep Tayyip Erdogan a réitéré ses promesses antérieures de relance, garantissant qu’il s’éloignerait des « mesures populistes ».
Cap sur 2028
La victoire historique de l’opposition pourrait changer l’avenir de la compétition politique en Turquie. À Ankara et Istanbul, les deux vainqueurs, Mansur Yavas et Ekrem Imamoglu, tous deux issus du CHP, acquièrent ainsi une stature présidentielle en confirmant leur assise populaire cinq ans après 2019. Célébrant sa victoire, l’édile d’Istanbul a évoqué « l’aube d’un nouveau jour », promettant « une renaissance de la démocratie ». Bien que le président turc ne puisse effectuer plus de deux mandats consécutifs, le dirigeant aux relents autocrates pourrait, selon de nombreux spécialistes, apporter des modifications à la Constitution et prolonger ainsi son règne.
Un scénario d’autant plus crédible après ce désaveu, bien que le reis ait préféré dimanche souligner la « victoire de la démocratie » qui s’est exprimée à travers ces élections, marquées par une forte participation. Difficile en effet d’imaginer cet ultraprésident quitter la scène politique en assumant une popularité à bout de souffle. À défaut de laisser en héritage une image d’homme providentiel à la fin de règne apaisée, le dirigeant pourrait plutôt s’imposer avec ses manœuvres habituelles : agiter les polarisations du pays en provoquant les angoisses existentielles de la population et en diabolisant davantage les forces politiques qui lui sont opposées. Si les municipalités entretiennent un lien primordial avec la population, le système politique turc laisse les rênes au président, qui a encore plus d’une carte à jouer pour éviter l’érosion de son pouvoir.