Prétendre décréter le fonctionnement de l’IA pour les années à venir et vouloir l’imposer à des autorités de concurrence au mépris des outils sophistiqués est une erreur bien française.
La Commission de l’Intelligence artificielle, présidée par Philippe Aghion et Anne Bouverot, dans un récent rapport, s’est montrée particulièrement volontaire en proclamant que le développement de l’IA devait être « une ambition pour la France ».
Disons-le tout net : il est effectivement nécessaire de mettre l’accent sur l’IA. Car si l’Europe et la France ont encore des secteurs d’excellence, le numérique est le grand « raté » des deux dernières décennies ; la révolution de l’IA est peut-être l’occasion de rattraper une partie du retard. Ensuite, en matière d’IA, la France a des atouts. C’est la raison pour laquelle, après avoir poussé depuis dix ans l’UE à assumer une inflation normative dirigée contre les géants américains, les autorités françaises ont opéré une volte-face et critiqué la récente adoption de l’IA Act : elles ont compris que certains excès normatifs pourraient pénaliser des jeunes pousses françaises.
Parmi les nombreuses propositions de la Commission de l’IA, il est recommandé « d’anticiper les concentrations de marché sur la chaîne de valeur de l’IA » et de « changer de doctrine de la politique de la concurrence en passant d’un système statique (quelles parts de marché aujourd’hui ?) à une vision dynamique (quelles parts de marché pourraient demain détenir cette entreprise et quelles entreprises pourraient demain entrer sur ce marché ?) ». Cette approche soulève quelques interrogations.
D’abord, elle suggère que la Commission européenne aurait jusqu’à présent manqué de beaucoup de rigueur. C’est largement inexact. Ses analyses ne s’arrêtent en réalité jamais aux seules parts de marché, degré le plus grossier de l’analyse concurrentielle. Qu’il s’agisse d’abus de position dominante ou de fusions, la Commission prend pleinement en compte la concurrence potentielle, c’est-à-dire la vision dynamique qui est réclamée. Un exemple ? La France s’était émue en 2019 de l’interdiction de la fusion Alstom-Siemens car elle estimait que la Commission n’avait pas pris en compte la concurrence potentielle chinoise. La commissaire Vestager n’a pas résisté à la tentation de confirmer il y a quelques semaines que, cinq années plus tard, les entreprises chinoises n’étaient toujours pas présentes sur le marché européen. L’analyse dynamique réalisée par la Commission s’est trouvée confirmée.
Ensuite, il est toujours tentant – vieux réflexe de politique industrielle pompidolienne – de prétendre se projeter dans le futur. Mais ceci soulève immédiatement deux difficultés que connaissent bien les autorités de concurrence.
Difficultés. La première difficulté, c’est de savoir qui déterminera à quoi ressembleront l’IA et ses marchés dans le futur. A ce jeu, la litanie des erreurs publiques, en particulier dans un pays comme la France, est longue. C’est bien la raison pour laquelle les autorités de concurrence, constituées – ce n’est pas une insulte, c’est un fait – de fonctionnaires fondent l’essentiel de leurs décisions sur une réalité économique qui leur est communiquée par les acteurs de marché, c’est-à-dire les entreprises. C’est le lien permanent avec les acteurs de marché et la puissance de leurs moyens d’investigation qui permettent aux autorités de concurrence de comprendre les dynamiques concurrentielles. Peut-être les acteurs de l’IA ont-ils une vision à 5 ou 10 ans. Mais même avec la meilleure volonté du monde, ce ne peut être le cas des fonctionnaires à Bercy.
La seconde difficulté tient à la sécurité juridique. Les acteurs de marché – l’IA n’y fait pas exception – ont besoin d’un cadre réglementaire clair et stable. Plus les autorités publiques prétendront projeter leur action dans le temps lointain, et moins l’impératif de sécurité juridique – un principe général du droit de puissante portée en droit européen – dans lequel la liberté d’entreprise doit se déployer sera garanti. C’est bien la raison pour laquelle le contrôle des fusions par les autorités de concurrence, prospectif et donc juridiquement fragile par nature, a toujours soulevé des critiques.
C’est dire, en définitive, qu’il ne faut pas se tromper. Tirer parti des potentialités de l’IA en Europe, frappée par le décrochage de la productivité et corrélativement du PIB par rapport aux Etats-Unis, est nécessaire. Prétendre décréter le fonctionnement de l’IA pour les années à venir et vouloir l’imposer à des autorités de concurrence au mépris des outils sophistiqués qu’elles savent utiliser est une erreur bien française.
Publié par L’Opinion, le 17 mai 2024