Dissoudre, perdre, démissionner

14.06.2024 - Éditorial

Le Président de la République vient d’annoncer dimanche soir à la suite des élections européennes la dissolution de l’Assemblée nationale. Cette annonce fait suite à de mauvais résultats obtenus par la majorité présidentielle, 14,6% des voix mais a surpris tout le monde politique dans notre pays par sa rapidité.

Je me suis souvenu tout de suite de l’éditorial que j’avais rédigé pour notre newsletter le 22 décembre dernier et que j’avais intitulé : 2024, l’année de tous les dangers. Je viens de le relire et j’ai pensé utile pour commenter la situation ouverte par cette dissolution de le rappeler au moins pour la partie qui était consacrée à la France.

«L’année 2023 se termine. Il est bien difficile d’exprimer un point de vue positif tant les signaux opposés sont nombreux. Sur le plan français, le vote sur le projet de loi immigration et en parallèle les multiples usages du 49-3 pour contourner l’absence de majorité absolue pour la majorité présidentielle à l’Assemblée et au Sénat illustrent une profonde crise démocratique et l’impossibilité d’Emmanuel Macron à gouverner notre pays. Quatre ans avant la fin de son mandat, le Président de la République est isolé, semble avoir perdu son flair politique, victime du syndrome de l’isolement élyséen, qu’ont connu avant lui certains de ses prédécesseurs, coupés des réalités sociales de notre pays. Il redoutait l’émergence d’une fronde dans sa majorité politique : 60 députés de sa majorité ont refusé de voter un texte de compromis sur l’immigration élaboré par LR et voté par le RN. Les frondeurs sont désormais là et bien présents. Sans que je prenne grand risque de me tromper, les élections européennes du printemps 2024 illustreront cette grave crise politique. On peut anticiper une forte poussée du RN et un effondrement de Renaissance, qui va perdre une partie de son socle électoral indigné d’un reniement des valeurs sur lesquelles Emmanuel Macron avait bâti ses succès de 2017 et 2022. 2024 risque d’être une année confirmant l’impossibilité de gouverner notre pays et de donner du sens à l’action publique. Autour de nous, l’Europe risque également de connaître une année dangereuse. La montée de l’extrême droite est générale. Victoire en Italie, aux Pays-Bas, forte poussée en Allemagne et en France ; l’Europe démocratique vacille. Contestée sur ses valeurs, attaquée sur son modèle économique, poussée dans ses retranchements sur son modèle culturel, l’Europe est remise en question à la fois en son sein mais aussi sur les autres continents.»

6 mois plus tard, nous affrontons donc, comme je le craignais, une très grave crise politique.

Emmanuel Macron était-il obligé de dissoudre l’Assemblée nationale ? Rien dans la Constitution ne l’obligeait. L’absence de majorité, la volonté de redonner la parole au peuple, le désir de retrouver une légitimité pour poursuivre son mandat jusqu’à son terme et pouvoir gouverner sont des raisons audibles qu’il présente aujourd’hui comme justifications. Mais elle révèle une mauvaise analyse des résultats du scrutin, une méconnaissance profonde des mécanismes qui fondent notre système politique. Sans pouvoir peser sur l’organisation des rapports de force politique du moment, le Président de la République va connaître un grave échec qui n’améliorera pas ses marges de manœuvre, le mettra dans une situation impossible et affaiblira hélas notre pays.

Mauvaise analyse du scrutin d’abord de dimanche dernier. Les Français ont exprimé à l’occasion des élections européennes un vote national. L’Europe et les enjeux européens relevaient du détail. Ils ont voté massivement contre la politique menée par la majorité présidentielle et par Emmanuel Macron. Penser qu’à la suite d’une dissolution, ils vont exprimer un vote différent trois semaines plus tard est comme le disait le Président Chirac « abracadabrantesque ». Pouvoir d’achat, immigration sont au cœur de leur préoccupation. La colère et la volonté de changement les animent. Ils l’ont dit une fois…ils vont le redire une deuxième fois le 30 juin et une troisième le dimanche 7 juillet puisque l’élection se joue à deux tours.

Le choix du Président d’aller vite sans préparation et sans analyse du vote circonscription par circonscription révèle une méconnaissance profonde des mécanismes qui fondent notre système politique. Cela fait quelque temps que nous sommes quelques-uns à penser qu’il manque à l’Elysée, dans l’entourage du Président, des conseillers politiques expérimentés, fins connaisseurs de nos territoires. Une élection à deux tours nécessite de se qualifier pour le deuxième. Cela paraît simple voire simpliste comme principe mais il est bon de le rappeler en y ajoutant que pour se qualifier il faut aussi faire au moins 12,5% des inscrits. Dans le cadre d’une participation de 50%, il faut donc réaliser 25% des votants. Pas si facile, en 2022 seulement huit triangulaires avaient eu lieu contre une seule en 2017.

Le vote de dimanche a montré que le RN avait une implantation nationale à haut niveau sur l’ensemble du territoire. Il est arrivé en tête dans 457 circonscriptions et sera donc présent dans la majeure partie des circonscriptions de notre pays en première ou deuxième position. La gauche morcelée en trois ou quatre blocs était mal partie. LFI en tête dans 48 circonscriptions, le PS élargi à Place publique dans 30 circonscriptions…le risque était de se faire laminer dans ce mode de scrutin. Bons connaisseurs de notre système électoral, ils ont vite compris qu’il fallait se regrouper. Sans se préoccuper du programme, ils ont réussi en quelques heures à trouver un terrain d’entente et à se répartir les investitures. De fait, le «Front populaire» puisque c’est ainsi qu’il faut l’appeler, pourrait être en tête dans 211 circonscriptions et probablement second dans beaucoup d’autres. Pas besoin d’avoir fait l’ENA ou Normale Sup pour comprendre ce qu’il va se passer. Dans la plupart des circonscriptions (536 plus exactement), sur la base des résultats des élections européennes, on pourrait donc assister à des duels entre le RN et le Front Populaire. La majorité macroniste ne se qualifierait potentiellement que dans une quarantaine de circonscriptions et les LR dans deux. Chronique d’un désastre annoncé.

Éric Ciotti, au risque de se voir fermer la porte des Républicains au sens propre et au sens figuré, a bien compris ce qui se passait et en a tiré les conséquences en passant des accords rapides. Ce qui m’étonne, c’est que ni Emmanuel Macron, ni le bureau politique des LR ne l’aient perçu. Comme s’ils pensaient les uns et les autres que leurs équations personnelles pouvaient changer quelque chose à la mathématique électorale implacable d’une élection nationale. Comme s’ils pensaient que les Français allaient se déjuger, comme s’ils pensaient que des bataillons de réservistes calfeutrés chez eux aller se réveiller et venir sauver la République, celle du Président Macron et du Président Larcher.

Bien sûr une élection n’est jamais jouée d’avance ! Bien sûr il y aura quelques variations à ce que je viens de vous décrire. Sur leurs équations personnelles, certains peuvent faire un peu mieux et espérer de sauver…mais ils seront peu nombreux soyons en sûr !

Il ne reste que quelques heures au camp des centristes de gauche et de droite (la majorité présidentielle, LR, Place Publique), à ceux qui s’inquiètent des risques de victoire de l’extrême droite ou de la gauche extrême de se regrouper pour présenter des candidatures uniques dès le premier tour dans le plus grand nombre de circonscriptions possibles. En sont-ils capables ? Sans doute que non. Et ils n’auront le 30 juin que leurs yeux pour pleurer. Je trouve tout de même curieux que celui qui crée la situation, décide de dissoudre, surprend tout le monde, n’ait pas anticipé et préparé les conséquences de sa décision de dissoudre. Il faudra qu’il me l’explique…le jour d’après.

On m’interroge depuis dimanche sur le fait de savoir si le RN aura une majorité absolue ou relative à l’Assemblée nationale. Difficile de répondre à cette question aujourd’hui. Laissons d’abord le temps jusqu’au bout, aux alliances le soin de se construire. Il faudra ensuite qu’on se pose la question des reports de voix des éliminés du premier tour. Comme d’habitude certains iront à la pêche pendant que des pêcheurs du premier tour viendront accomplir leur devoir électoral. Il y a cependant quelques données que les dernières élections nous ont apprises. LFI n’est pas un bon rempart contre le RN ; le PS sans doute meilleur ; l’électorat de droite n’a plus dans sa large majorité de scrupule à aller voter RN lorsque le RN fait face à la gauche ce qui sera le cas on l’a vu à peu près partout en France. Quant à l’électorat de la majorité présidentielle sans doute très frustré de ne plus avoir de candidats dans la majeure partie des circonscriptions de notre pays, que fera-t-il ? Quelles seront les consignes données par le Président ou son Premier Ministre ? Il est un peu tôt pour le dire d’autant qu’ils seront probablement en train de réviser leur cours de droit constitutionnel pour comprendre comment tout ceci a pu leur arriver et comment fonctionne ce diable de scrutin uninominal à deux tours.

Si ce scénario s’impose, je ne vois pas comment le Président de la République pourrait ne pas démissionner assez rapidement. Et c’est peut-être son but après tout.

Alexandre Medvedowsky
Alexandre Medvedowsky est un ancien élève de l’Ecole Nationale d’Administration (promotion Denis Diderot, 1984-1986). Magistrat au Conseil d’Etat à partir de 1986, il siège au cabinet de Laurent Fabius alors président de l’Assemblée Nationale de 1990 à 1992. De 1998 à 2001, il est professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille III et enseigne à l’IEP de Paris jusqu’en 2006. Il a été conseiller des Bouches-du-Rhône de 1998 à mars 2015. Nommé conseiller d’Etat en juillet 2001, il rejoint ESL & Network Holding la même année et intègre le Directoire d’ESL & Network Holding, dont il est nommé président le 1er janvier 2013. Il a été élu président du SYNFIE, le syndicat français de l’intelligence économique en mai 2014.