La fatwa de Khamenei excluant une bombe nucléaire iranienne est-elle toujours d’actualité ?

20.09.2024 - Regard d'expert

Imputées à Israël, les récentes attaques à Damas puis à Téhéran ont relancé le débat sur une révision de la doctrine nucléaire de Téhéran.

 

Que dit la fatwa sur le nucléaire et à quoi sert-elle ?

La première mention d’une directive concernant le programme nucléaire iranien remonte à mars 2003, lorsque Ali Khamenei a déclaré dans un discours : « Nous ne voulons pas de bombe nucléaire. Nous sommes même opposés à la possession d’armes chimiques… Ces choses ne correspondent pas à nos principes ».

L’annonce intervient juste après l’invasion américaine de l’Irak, justifiée par la présence d’armes de destruction massive dans le pays – qui s’était révélée fausse. Sentant qu’un prétexte similaire pourrait être utilisé pour menacer la sécurité de son pays, le guide suprême a affiché haut et fort son opposition aux armes nucléaires, dénonçant leur utilisation comme un « grand péché ». L’année précédente, les installations d’enrichissement nucléaire de l’Iran étaient dévoilées dans la presse, soulevant l’inquiétude de la communauté internationale sur la possibilité d’une militarisation de son programme nucléaire. Et en novembre 2003, une enquête de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) confirmait que Téhéran avait violé le TNP avec ses centrales d’enrichissement d’uranium. S’appuyant depuis sur la fatwa, officialisée en 2005 à Vienne durant une réunion de l’agence atomique, Téhéran cherche à assurer aux diplomates américains et européens qu’il n’a pas l’intention de développer une arme nucléaire. C’est lors d’un discours prononcé en 2010 à la Conférence internationale sur le désarmement nucléaire et la non-prolifération à Téhéran que Ali Khamenei a clarifié la position officielle de I’lran : « Nous pensons que les armes nucléaires et d’autres types d’armes de destruction massive, telles que les armes chimiques et biologiques, constituent une grave menace pour l’humanité. La nation iranienne, qui a elle-même été victime de l’utilisation d’armes chimiques (durant la guerre Iran-Irak, NDLR), ressent plus que d’autres nations le danger de la production et de l’accumulation de telles armes et elle est prête à mettre toutes ses ressources à contribution pour y faire face. Nous considérons que l’utilisation de ces armes est haram, et que protéger l’humanité de ce grand désastre est le devoir de chacun ».

Le programme nucléaire iranien a-t-il toujours respecté la fatwa ?

Depuis des années, l’Iran est soupçonné de vouloir militariser son programme nucléaire, ce qui a donné lieu à des cycles de négociations conduisant notamment à la signature de l’accord de Vienne de 2015. Censé limiter le développement des capacités nucléaires iraniennes en échange d’un allégement des sanctions, les Etats-Unis se sont retirés unilatéralement du deal conclu également avec la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Union européenne, la Russie et la Chine. À partir de 2018, le programme nucléaire iranien s’est développé de nouveau, violant les termes de l’accord face à la politique de « pression maximale » imposée par le président américain de l’époque, Donald Trump.

A la suite de l’assassinat près de Téhéran du physicien nucléaire en chef de I’Iran, Mohsen Fakhrizadeh, imputé à Israël, le Parlement a adopté en novembre 2020 une loi visant à accélérer les activités nucléaires de l’Iran. Les députés iraniens ont ainsi approuvé l’accroissement du stockage d’uranium enrichi, ainsi que l’enrichissement à plus de 20 % de pureté, contre les 3,67 % autorisés sous l’accord de Vienne. Cela a conduit à la construction de nouvelles centrifugeuses capables de précipiter le processus  d’enrichissement de l’uranium. Moins d’un an plus tard, en avril 2021, alors que l’administration de Joe Biden reprenait langue avec l’Iran dans l’espoir de revenir à l’accord de Vienne, la République islamique annonçait avoir réussi à enrichir son uranium à 60 %. En mars 2023, un rapport de l’AIEA mentionnait des traces d’uranium enrichi à 83,7 % détectées dans l’usine d’enrichissement de Fordo, proche du seuil de 90 % estimé nécessaire à la construction d’une arme nucléaire. « S’il le voulait, l’Iran pourrait construire deux ogives nucléaires en moins de quatre mois», affirmait alors William Alberque, spécialiste de la prévention de la prolifération des armes nucléaires à l’International Institute for Strategic Studies de Berlin.

Début août, malgré la publication d’un rapport des services de renseignements américains indiquant que l’Iran menait des recherches le mettant dans une meilleure position pour lancer un programme nucléaire militaire, une porte-parole du bureau du directeur des renseignements nationaux a déclaré que «l’Iran n’avait pas de programme nucléaire militaire actif ».

Les Etats-Unis, principaux alliés d’Israël, ont toujours soutenu qu’ils empêcheraient l’Iran d’obtenir l’arme nucléaire.

Quel débat entoure aujourd’hui la fatwa sur le nucléaire iranien ?

Depuis des années, les responsables iraniens ont clairement indiqué que la politique nucléaire de l’Iran pouvait être modifiée en fonction des circonstances et du niveau de menace posé par leurs ennemis jurés, les États-Unis et Israël. En 2021, face aux négociations laborieuses pour revenir à l’accord de Vienne, Mahmoud Alavi, alors ministre des Renseignements, avait mentionné la fatwa sur le nucléaire en déclarant à la télévision d’État qu’« un chat acculé peut se comporter différemment d’un chat libre. Et si [les Etats occidentaux] poussent l’Iran dans cette direction, ce ne sera plus la faute de l’Iran ».

Plus récemment, les responsables iraniens ont brandi la menace d’un changement de paradigme de leur politique nucléaire et d’une éventuelle modification de la fatwa comme moyen de pression face à Israël. Alors que l’Iran venait de lancer plus de 300 projectiles en direction de l’Etat hébreu en riposte à l’attaque sur son annexe consulaire à Damas le 1er avril imputée à Israël, le général Ahmad Haghtalab, chargé de la protection et de la sécurité des centrales nucléaires, prenait une posture de défi. « Si le régime sioniste veut utiliser la menace d’une attaque contre les centres nucléaires de notre pays pour faire pression sur l’Iran, il est possible de revoir la doctrine et la politique nucléaires de la République islamique d’Iran et de s’écarter des considérations antérieures », a déclaré le haut responsable des gardiens de la révolution le 18 avril dernier, à la veille de la riposte israélienne. Une menace que certains ont remise sur le tapis après l’assassinat du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyé, à Téhéran, lors d’une visite officielle pour l’investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian.

Cet incident a en effet démontré l’érosion du pouvoir de dissuasion de la République islamique face à l’État hébreu, qui a touché la capitale iranienne autant que la réputation de l’appareil sécuritaire iranien. Autrefois taboue, les responsables iraniens s’autorisent donc désormais à parler librement de leur vision d’un Iran doté de l’arme nucléaire.

Cependant, tout le monde ne partage pas cet avis à Téhéran. Au plus fort du débat en avril, un porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères avait ainsi balayé l’idée que l’Iran cherchait activement à modifier sa doctrine nucléaire. Le camp réformiste, dont est issu le nouveau président et qui souhaite une relance de l’accord de 2015, considère pour sa part que cette position met en danger les efforts diplomatiques futurs avec l’Occident. Souhaitant maintenir une ambiguïté stratégique, alors qu’il cherche à éviter une escalade régionale tout en rétablissant son pouvoir de dissuasion, l’ayatollah Ali Khamenei a pour sa part exprimé en avril son opposition à ceux qui cherchent à obtenir les faveurs des États-Unis en déclarant que « le attentes de Washington n’ont pas de fin » et qu’elles « visent à fermer progressivement nos installations nucléaires ».

Il a également critiqué en août l’idée d’un « retrait non tactique », appelant le pays a rester ferme face a la « guerre psychologique » qui se joue dans la région dans l’attente d’une riposte de « l’axe de la résistance » au double assassinat du haut commandant du Hezbollah Fouad Chokor dans la banlieue sud de Beyrouth et d’Ismaïl Haniyé à Téhéran. De l’autre côté, il a permis la nomination d’un ministre des Affaires étrangères ouvert à un dialogue avec les Occidentaux, tout en gardant des canaux de communication ouverts avec les Etats-Unis pour éviter un embrasement régional du conflit. La militarisation du programme nucléaire iranien devrait donc continuer de jouer le rôle de monnaie d’échange pour le moment.

Bertrand Besancenot
Bertrand Besancenot est Senior Advisor au sein d’ESL Rivington. Il a passé la majorité de sa carrière au Moyen-Orient en tant que diplomate français. Il est notamment nommé Ambassadeur de France au Qatar en 1998, puis Ambassadeur de France en Arabie Saoudite en 2007. En février 2017, il devient conseiller diplomatique de l’Etat puis, après l’élection d’Emmanuel Macron en tant que Président de la République, Émissaire du gouvernement du fait de ses connaissances du Moyen-Orient.