Plus d’une trentaine de chefs d’État se sont réunis dans la capitale du Tatarstan russe, Kazan, à l’occasion du premier sommet des BRICS+. Cet évènement majeur met en lumière plusieurs évolutions marquantes pour le Moyen-Orient.
Un tournant pour les rapports de force internationaux
La première est bel et bien que « l’Occident », entendu comme les Etats-Unis et leurs alliés, ne sont définitivement plus les seuls à la manœuvre. Outre des avancées pratiques significatives vers la dédollarisation, l’annonce d’une réconciliation sino-indienne sur les différends frontaliers, et l’absence de condamnation de l’offensive russe en Ukraine, le sommet est indubitablement une forme de réhabilitation pour Vladimir Poutine, pourtant sous mandat d’arrêt de la Cour Internationale de Justice de La Haye. Une réhabilitation encore accrue par la présence du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui envoie ainsi un signal on ne peut plus clair : les organes des Nations Unies ne veulent plus apparaître comme l’instrument d’une domination occidentale sur l’ordre international.
Le rassemblement peut paraitre hétéroclite au premier abord, les pays rassemblés à Kazan étant loin de s’accorder sur tout ; ils se retrouvent néanmoins sur l’essentiel : les BRICS+ sont le symbole de l’émergence d’un ordre mondial alternatif, multipolaire mais aussi, bien souvent, autoritaire. De plus, il ne faut pas se leurrer : si elle laisse la Russie profiter de son moment de gloire sur la scène internationale, en coulisse c’est bien la Chine qui a agi pour faire des BRICS+ une plateforme au service de son influence.
En effet, en orchestrant la réconciliation entre l’Iran et les monarchies du Golfe, c’est Pékin qui a permis l’élargissement du groupe vers le Moyen-Orient. Parmi les quatre nouveaux membres accueillis au sein de l’organisation figurent l’Iran, l’Égypte et les Émirats Arabes unis. Nombreux sont les autres pays arabes candidats, tandis que d’autres, comme la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, ont obtenu le statut d’« État partenaire ». Dans le contexte du conflit actuel au Proche-Orient, le sommet de Kazan est une nouvelle occasion de se poser en acteur responsable sur la scène internationale.
Contrairement aux Occidentaux qui soutiennent Israël, la Chine calque sa position sur celle défendue par les capitales régionales, et pousse les BRICS+ dans ce sens. Ainsi, alors que le président palestinien Mahmoud Abbas était à Kazan, la déclaration finale du sommet a adopté un ton bien plus ferme sur le Proche-Orient que sur l’Ukraine, ajoutant à la nécessité d’un cessez-le-feu celle de l’établissement d’un État palestinien souverain, indépendant et viable dans les frontières de 1967.
Une inquiétude partagée par l’ensemble des capitales régionales
A l’heure où Israël et l’Iran échangent coup pour coup, le sommet a été l’occasion pour l’Iran, comme pour la Russie, de démontrer que le pays n’est pas si isolé. En marge du sommet, la République islamique a reçu une nouvelle preuve de soutien de la Russie, qui a réaffirmé qu’elle « n’abandonnerait pas l’Iran », avec qui elle souhaite « intensifier sa coopération ». Mais surtout, la République islamique cherche des garanties contre les attaques israéliennes.
Le sommet de Kazan a ainsi été l’occasion d’une rencontre au plus haut niveau entre le président iranien Massoud Pezechkian et son homologue des Émirats Arabes unis Mohammed Ben Zayed Al Nahyane (MBZ). Face à une l’absence de résultat des efforts d’apaisement américains dans la région, les pays du Golfe ont en effet pris soin de maintenir ouverts les canaux de coordination avec Téhéran, pour garantir leur sécurité en cas de déflagration.
Au-delà du Golfe, le constat vaut aussi pour l’Égypte, dont le Président Al Sissi était également présent à Kazan. Le Caire a reçu les encouragements des BRICS+ pour ses efforts conjoints avec le Qatar visant à maintenir des négociations pour un cessez le feu. Plongée dans une spirale de crise économique sans fin et entourée de tous côtés par les conflits en Libye, au Soudan et au Yémen, Abdel Fattah Al Sissi sait qu’une nouvelle escalade régionale pourrait à terme déstabiliser l’Égypte. Pour éviter ce scénario noir, il s’agit donc de se raccrocher autant que possible à la nouvelle locomotive économique régionale qu’est l’Arabie saoudite. Une conclusion qui vaut également pour la Jordanie, condamnée à servir d’État-tampon voire de champ de bataille si la situation se détériorait, mais qui mise elle aussi sur son rôle d’interface avec l’Arabie en cas d’apaisement.
MBS, un absent très présent
L’absence à Kazan de Mohammed Ben Salmane Al Saoud (MBS), représenté par son ministre des Affaires Étrangères, alors que l’Arabie saoudite avait pourtant elle aussi été invitée à intégrer le forum l’an dernier à Johannesburg, a été unanimement perçue comme une hésitation. Celle-ci doit se comprendre dans le contexte des négociations, discrètes, qui se poursuivent avec Washington pour un « deal » pour des garanties de sécurité et une assistance au développement d’un programme nucléaire civil.
Ces négociations ne remettent cependant pas en cause la réconciliation irano-saoudienne actée en avril 2023 sous les auspices de Pékin. De nombreuses rencontres ont ainsi eu lieu ces derniers mois entre responsables saoudiens et iraniens, la dernière le 9 octobre lors d’une entrevue entre le ministre des Affaires Étrangères iranien et MBS à Riyad. Comme son voisin MBZ, MBS doit s’assurer de l’absence de « dégâts collatéraux » en cas de conflit régional.
Pour l’heure, l’incapacité des États-Unis et de leurs alliés occidentaux à trouver une issue au conflit menace la réussite de la Vision 2030 si chère au prince héritier. Elle vient renforcer le scepticisme saoudien à l’égard de l’Amérique, né de l’absence de réaction de Donald Trump aux attaques iraniennes sur les installations pétrolières d’Abqaïq en 2019, et aggravé par la mise au ban diplomatique de MBS par Joe Biden suite à l’assassinat de Jamal Khashoggi.
Riyad sait en effet avoir besoin de davantage de stabilité pour mener à bien ses grands projets, avec des échéances comme les Jeux asiatiques d’hiver en 2029 et l’Exposition universelle en 2030. Or, l’escalade actuelle l’empêche de poursuivre son rapprochement avec Tel-Aviv, condition sine qua none pour la réussite des projets phares comme NEOM. In fine, c’est la possibilité pour Riyad de trouver une profondeur stratégique et géoéconomique sur le pourtour de la Mer Rouge et donc de s’imposer comme force stabilisatrice et leader régional, qui est en jeu.
A Abou Dhabi, au Caire comme à Riyad, cette volonté de ne plus miser uniquement sur une alliance avec Washington, toujours stratégique mais plus exclusive, se traduit donc par une recherche de nouvelles garanties à l’Est. En pleine élection présidentielle américaine, cette nouvelle donne internationale est un défi pour les Etats-Unis, contraints de retenir le bras vengeur d’Israël pour éviter une conflagration régionale désastreuse pour leurs alliés.