Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître…
Karl Otto Pöhl, président de la Bundesbank de 1980 à 1991, disait en 1980 : « L’inflation, c’est comme la pâte dentifrice : une fois qu’elle est sortie du tube, il est impossible de l’y faire rentrer ; ainsi, il vaut mieux ne pas appuyer trop fort sur le tube. » Après plus de trois décennies de rémission, l’inflation est redevenue une préoccupation majeure. Lors du dernier Conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne, sa Présidente a résumé les débats en trois mots : « L’Inflation, l’inflation et l’inflation ». A force d’appuyer sur le tube, les responsables de nos politiques monétaires n’auraient-ils pas réveillé la peur ancestrale, libéré le génie malfaisant et créé l’irréversible ?
A première vue, avec un indice des prix harmonisé selon les normes européennes, affiché en octobre, en progression de 3,2% sur un an, certes un plus haut depuis octobre 2008, on est encore très loin des 13% annuels enregistrés dans les années soixante-dix et quatre-vingt, encore plus loin des pics d’hyperinflation des années trente et quarante. Mais après ce premier constat, une question demeure. Certes, l’inflation reste mesurée mais est-elle sous contrôle ? La dynamique inflationniste peut-elle être enrayée, ou a-t-elle vocation à perdurer, voire à s’emballer ?
Hasard du calendrier, alors que la BCE s’efforçait de convaincre que cette hausse des prix n’était qu’un phénomène temporaire en voie de décélération, ne justifiant pas un resserrement de la politique monétaire, une demiheure avant, la publication des derniers chiffres de l’inflation faisait état d’une hausse des prix de 4,6% sur un an, en forte progression, très au-delà de l’objectif officiel de 2%. La conclusion des marchés fut sans équivoque, une hausse des taux courts souverains, en particulier des pays les plus endettés.
Pour enrayer la dynamique de l’inflation et la maintenir sous contrôle, les agents économiques ne font plus confiance à des banquiers centraux qui n’ont jamais été aussi soucieux de soutenir l’activité économique que depuis qu’ils sont devenus indépendants. L’époque de Paul Volker, l’ascète de la FED, qui avait su dompter le dragon, et de Milton Friedman, le chantre de la politique monétaire, étant révolue, ils comptent désormais, pour juguler l’inflation, sur d’autres facteurs, à l’oeuvre depuis maintenant une trentaine d’années mais dont on constate qu’ils sont devenus moins opérants, peut-être temporairement, peut-être durablement.
Premier facteur, déterminant, la puissance manufacturière des pays asiatiques, et en particulier de la Chine, garante de prix bas et de la disponibilité d’une armée de réserve industrielle pesant sur les salaires. Temporairement ébranlée par la crise sanitaire, cette puissance se rétablira, probablement assez vite. En revanche, il est également probable qu’elle ne se maintiendra pas avec des prix toujours aussi bas. En quinze ans, les salaires chinois ont presque doublé et ceux de Shanghai, Beijing et Shenzhen sont désormais supérieurs à ceux de certains pays de l’Union européenne. Il était un temps où Singapour était considéré comme un réservoir de maind’oeuvre qualifiée et bon marché. Adviendra un temps où les consommateurs européens et américains ne bénéficieront plus d’un différentiel de niveau de vie fondé sur un différentiel de productivité ou de créativité en voie de comblement.
Deuxième facteur, tout aussi déterminant, le gaz et le pétrole de schiste américain. La montée en flèche de la production de schiste dans les années 2000 avait permis aux États-Unis de devenir en 2019 le premier producteur mondial de pétrole, devant l’Arabie Saoudite et la Russie, exportateur net de 3 millions de barils par jour, revirement étonnant pour un pays qui avait importé plus de 10 millions de barils par jours dix ans plus tôt. Pendant quelques années, avant que les cours du baril ne s’effondrent et ne désorganisent la production de pétrole de schiste, cet apport nouveau avait fonctionné comme une couverture à la hausse. La remontée des cours, bien au-delà de 75 dollars, seuil de rentabilité d’extraction du pétrole de schiste, devrait permettre le rétablissement de cette couverture, avec cependant un point majeur d’interrogation. Le gaz et le pétrole de schiste sont des énergies carbonées ayant vocation à être remplacées par des énergies décarbonées dont les prix de revient futurs restent pour le moins incertains.
Troisième et dernier facteur essentiel de modération de l’inflation, notre intégration dans l’Union européenne et dans la zone Euro. L’élargissement de l’Union européenne aux pays de l’Europe de l’Est a permis de constituer en son sein un réservoir de production bon marché, générateur de délocalisations mais aussi de consommation à bas prix. L’appartenance à la Zone Euro nous a permis de retrouver une crédibilité monétaire largement entamée par des décennies d’inflation et de dévaluations. La crise des dettes souveraines aurait pu mettre à mal cette crédibilité nouvelle. Elle l’a au contraire renforcée malgré l’explosion de notre déficit budgétaire et de notre dette.
Compte-tenu de tous ces facteurs et de son ampleur encore modérée, l’opinion majoritaire est que la récente poussée inflationniste est principalement le fruit d’une surchauffe de nos économies engagées dans un processus de rattrapage accéléré post-crise sanitaire et qu’une fois le rattrapage opéré, elle devrait disparaître comme elle est venue. Il demeure cependant que les signes de décélération tardent à se manifester et que ce retard interpelle. L’inflation est aussi un phénomène d’opinion et l’opinion est volatile. Le mieux serait de refermer le tube de dentifrice le plus vite possible.