Après être tombé à 6 € en 2012, le prix de la tonne de CO2 se négociait jusqu’en décembre dernier à moins de 30 euros la tonne. Depuis le début de l’année, il a progressé de près de 50 % et a franchi la barre symbolique des 50 euros pour s’afficher à 54 euros. Après de nombreuses années d’errements et de dysfonctionnements, le marché des quotas carbone a enfin décollé.
Certains évoquent la perspective d’un prix de 100 euros qui permettrait de rentabiliser la production d’hydrogène à partir d’énergies renouvelables. D’autres dénoncent les méfaits de la spéculation, les conséquences négatives sur les coûts de production, les risques d’un renchérissement des prix de l’énergie et d’une réaction type Gilets Jaunes. Le marché des quotas d’émission a été lancé par les États européens en 2005 et depuis, 11 000 sites industriels concernés, soit toute l’industrie lourde du continent, établissent annuellement le bilan carbone de leurs activités certifiés par auditeurs externes. Tous les cinq ans, un nouveau volume de quotas est mis en circulation, fonction des émissions mesurées et des objectifs de leur réduction. En théorie, ce mécanisme devait permettre de réduire les émissions à moindre coût en encourageant les acteurs à préférer les investissements vertueux à l’achat de quotas. Il avait de fait fonctionné aux Etats-Unis dans les années 1970 pour réduire les émissions de gaz soufrés des producteurs d’électricité, à l’origine de pluies acides.
En pratique, en Europe, plusieurs dysfonctionnements successifs ont empêché la mécanique de marché de fonctionner. Premier dysfonctionnement dès l’année de démarrage, la surévaluation, par les industries concernées de leur niveau de pollution effective afin d’obtenir un surcroit de droit à polluer. Second dysfonctionnement, en 2008 et 2009, fraude massive à la TVA qui a coûté à la France 1,5 milliards d’euros et plus de 5 milliards d’euros à l’ensembles des pays d’Europe. Troisième dysfonctionnement, de 2008 à 2021, l’afflux de crédits d’émission non utilisées en provenance de pays en voie de développement signataires de l’accord de Kyoto. Mal né, mal géré, le marché a hiberné pendant 12 ans, avant de soudainement décoller, anticipant la mise en oeuvre à partir de janvier 2019 de la réserve de stabilité du marché (MSR), pièce maîtresse de la réforme UE-ETS adoptée en 2017. Aujourd’hui, la problématique est inversée. Comment éviter l’emballement de la spéculation alors que la Commission européenne doit présenter en juillet son paquet de 12 propositions législatives pour mettre en pratique l’objectif de 55% de réduction d’émissions en 2030, de neutralité carbone en 2050 ? La nouvelle trajectoire qui se dessine agit directement sur le prix du carbone, considéré comme un levier clé de transition énergétique.
Les évaluations sur le prix résultant de ces objectifs indiquent une fourchette entre 45 et 100 euros la tonne d’ici à 2030, perspective qui n’a échappé ni aux hedge funds, ni aux investisseurs avisés., Alors que la demande d’électricité et l’activité économique n’ont pas encore retrouvé leur niveau d’avant crise, le durcissement de l’objectif de baisse des émissions de CO2 couplée avec une croissance forte de rattrapage et une spéculation intense risquent de produire des effets dévastateurs pour l’ensemble des industries fortement consommatrices d’énergie et en particulier pour celles qui bénéficiaient de droits gratuits. Plus que le prix en lui-même, pour lequel le consensus est qu’il doit être revu progressivement à la hausse, c’est la rapidité de son ajustement qui est en cause, la difficulté de combler l’écart dans des délais aussi rapides. En théorie, la Commission européenne dispose de trois leviers pour gérer ce calendrier d’ajustement. En pratique, leur maniement s’avère délicat et moins fluide que les errances du marché.
Premier levier, la gestion des droits gratuits et l’ouverture de nouveaux droits issus de la réserve de stabilité afin de ralentir la hausse des cours, au risque de se voir reprocher un nouveau cadeau aux industries et un laxisme dans la gestion des objectifs climatiques.
Second levier la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières que justifierait la décorrélation entre le prix européen et les prix de la tonne carbone à l’international. Au 1er mai 2020, 31 taxes carbone et 30 marchés de quotas échangeables étaient en fonctionnement à travers le monde avec des écarts de prix considérables, de mois d’un euro par tonne en Pologne et en Ukraine jusqu’à 123 euros par tonne en Suède. La Commission européenne doit dévoiler son projet le 14 juillet prochain au risque de déclencher une nouvelle guerre commerciale.
Troisième levier, l’élargissement du périmètre à d’autres secteurs, en particulier le bâtiment et le transport routier avec la création envisagée par la Commission européenne d’un deuxième marché dont les contours restent à définir et qui pèsera en priorité sur les ménages avec les risques d’acceptation sociale qu’a mise en évidence la crise des Gilets Jaunes. Un motif d’espoir cependant. A l’occasion d’un sommet sur le climat organisé par les États-Unis en avril dernier, la Directrice générale du FMI notait que « plus de 60 systèmes de tarification ont été mis en oeuvre. Mais le prix mondial moyen est actuellement de 2 dollars la tonne », et proposait un « prix plancher international du carbone parmi les grands émetteurs, du G20 couvrant jusqu’à 80% des émissions mondiales ». L’accord récent négocié sous l’égide de l’OCDE pour un taux minimal d’imposition des bénéfices d’au moins 15% a montré que la voie d’une harmonisation internationale de la fiscalité des grandes entreprises n’était pas une utopie. Après des années de travaux et de négociations intenses, cet accord garantira que les grandes entreprises multinationales paieront leur juste part d’impôts partout dans le monde. Il n’est pas vain d’espérer qu’un jour, un nouvel accord garantisse que les mêmes grandes entreprises paient un juste prix pour leurs émissions de carbone.