Le dernier avatar de la crise malienne mais probablement pas l’ultime… fait ressurgir ce syndrome récurrent et cyclique dans les médias français de notre ‘’enlisement’’ au Sahel. Mais pour autant, personne ne prend le temps et le risque de définir ce qu’est cet enlisement.
Est-ce ‘’trop’’ de temps passé au chevet d’une crise ? ‘’Trop’’ de vies humaines emportées dans sa résolution ? Un coût financier ‘’trop’’ élevé ? Une crédibilité, une notoriété ou encore une popularité ‘’trop’’ érodées par des résultats jugés insuffisamment signifiants ? Mais à quoi se rapporte toute cette série de ‘’trop’’ ? A quel objectif stratégique les comparer pour finalement juger de l’enlisement ou pas ? Du coup, la question se pose de savoir si cette notion d’enlisement est une perception ou au contraire un fait ou une situation objective. Les contraintes éditoriales de la newsletter d’ESL/Antidox m’empêchent de traiter le sujet en une seule fois. Aussi et de façon exceptionnelle, je vous le propose en deux éditos. Pour commencer, je voudrais revenir à quelques caractéristiques des conflits asymétriques dont je considère qu’elles participent assez directement de cette perception d’un enlisement : En tout premier lieu, l’adversaire n’a pas ou peu de centres de gravité physique : pas de concentration permanente des moyens, un système de commandement très lâche et une grande capacité à passer de la dilution à la concentration pour une action, puis de la concentration et à l’évaporation après coup.
En fait, il refuse de se voir imposer une bataille décisive. De ce fait, nous sortons du champ traditionnel de la guerre comme le prolongement de la politique par d’autres moyens. Il n’y a pas de déclaration de guerre, pas de bataille décisive débouchant sur des négociations politiques et pas d’accords de paix. Et cette absence de bataille décisive est une première pierre dans le jardin de l’évaluation du succès ou pas de la gestion de crise. Comme il n’y a ni Austerlitz, ni Waterloo, il faut aller chercher ailleurs les indicateurs de succès. De surcroît, l’ennemi asymétrique a le plus souvent le contrôle des milieux humains du fait de son immersion dans cet écosystème quand il n’en est pas lui-même issu. La population au pire (pour nous) le soutient, au moins le protège sous la menace. A cela, nous opposons une très faible expertise sociologique, historique et culturelle des zones où nous intervenons car nous avons progressivement perdu ces diplomates et militaires blanchis sous le harnais qui avaient passé 10 ou 20 ans dans ces zones et connaissaient chaque caillou par leur prénom. En parallèle, nous rechignons à aller chercher cette expertise, là où elle est : dans les think tank, chez les universitaires, les chercheurs ou encore les ONG. Notre réponse consiste alors en des recettes aseptisées tirées des standards otaniens, quasiment les mêmes au Mali et en Libye, en Irak comme en RCA : en fait du prêt à porter alors qu’il faudrait du sur-mesure. Comment espérer ‘’gagner les coeurs et les esprits’’ dans ces conditions si nous ne connaissons ni les coeurs ni les esprits. Nous restons un corps étranger dans ces pays.
Une troisième caractéristique est la propension de notre adversaire à faire appel à des capacités ‘’nivelantes’’. Les capacités ‘’nivelantes’’ sont des capacités bon marché, faciles d’accès et d’acquisition et dont l’emploi contourne notre supériorité technologique ou en réduit le ‘’gap’’ : une campagne annuelle d’IED au Sahel (200 IED) revient à 5700 €, des drones du commerce pouvant emporter une charge sont accessibles pour 350 € ; toutes choses qui rendent l’engagement d’acteurs extérieurs, si ce n’est insupportable en tout cas exorbitant en coûts humains et financiers. Une dernière caractéristique qui participe directement de cette perception d’enlisement est celle du ‘’temps’’. Les objectifs que se fixe l’adversaire asymétrique sont dé-temporalisés ou pour le moins s’inscrivent dans un autre échelle de temps que celui des acteurs extérieurs traditionnels. Les trotteuses de nos montres ne tournent pas à la même vitesse. Cette question est probablement celle qui pèse le plus sur cette perception d’enlisement.
En effet, on a pu observer que le temps nécessaire à la production des effets d’une stratégie militaire excède le plus souvent la ‘’supportabilité’’ politique, celle des opinions publiques et celle des médias. Dans la grammaire des crises, il y a une règle de ‘’l’inconcordance des temps’’ que nous refusons d’accepter. C’est d’un côté, l’impatience dont surgit très vite la lassitude puis le rejet et de l’autre une forme de fatalisme et d’indifférence au temps. En septembre 2013, des journaux titraient déjà : Serval l’enlisement… La question se pose donc de savoir si les démocraties occidentales dont les humeurs sont souvent dépendantes d’émotions aussi violentes que passagères sont capables de la persévérance, de la patience et de la constance souvent nécessaires pour mettre en oeuvre des stratégies de moyen ou de long terme. C’est ce dont doutait déjà Alexis de Tocqueville dans sa ‘’Démocratie en Amérique’’…