Après avoir délaissé l’Afrique à la suite du démantèlement de l’Empire soviétique, Moscou reprend les positions jadis abandonnées sur ce continent mêlant sa voix au jeu d’influence des autres grandes puissances. Un redimensionnement géographique très net depuis son implication décisive dans la guerre civile syrienne à partir de 2015. Contrairement à ses concurrents comme la Turquie, l’Inde ou la Chine, la Russie n’est pas un pays exportateur de produits manufacturés. Son essor n’est pas porté par des groupes diversifiés de dimension internationale ou par les porte-étendards que sont les compagnies aériennes nationales à l’image de Turkish Airlines.
Il repose pour l’essentiel sur les industries extractives ainsi que le militaire et le paramilitaire, deux secteurs traditionnels de l’expertise russe. Sur ces derniers points, un nouveau palier hautement symbolique vient d’être franchi avec la confirmation, par Vladimir Poutine, de la création d’une base navale au Soudan, pays au coeur de ses ambitions depuis plusieurs années au Sud du Sahara. Moscou n’a donc pas subi les conséquences de son soutien ouvert au régime d’Omar al-Béchir, bête noire des Etats-Unis renversé par un putsch, le 11 avril 2019, après plusieurs mois d’émeutes populaires. Cette base en Mer Rouge, dont le principe a été acté au sommet Russie-Afrique de Sotchi, en octobre 2019, avec Abdel Fattah Abdelrahman al-Burhan, successeur d’al-Béchir, doit servir à des fins logistiques, d’accueil de navires et de ravitaillement.
Ce projet s’est concrétisé après plusieurs autres accords de coopération militaire avec la République démocratique du Congo (RDC), le Burundi et surtout la Centrafrique où l’emprise russe a profité du recul de l’influence française avec la fin de l’opération Sangaris, en 2016. Dans ces différents Etats le mode opératoire repose sur la même approche : programmes de formation ; renforcement des armées nationales ; protection d’intérêts stratégiques comme les sites pétroliers et miniers ; missions de conseil auprès des présidences. Ces tâches sont souvent confiées à la société paramilitaire Wagner (ChVK Wagner). Outre la Centrafrique qui forme son bastion, cette entreprise, poste avancé de la Russie sur le continent à la jonction entre mercenariat et l’action gouvernementale, opère aussi de l’Ouganda à la Somalie en passant par le Rwanda.
Elle fait actuellement surtout parler d’elle en Libye où elle sécurise les champs pétroliers contrôlés par les milices affiliées au général Khalifa Haftar, commandant de l’Armée nationale libyenne (ANL), soutenu par Moscou, face au gouvernement de Tripoli. Influente et omniprésente, Wagner a été indirectement visée par Emmanuel Macron lorsque début 2020 à Pau, à l’occasion du sommet du G5 Sahel, ce dernier a dénoncé la politique de « certaines puissances étrangères » et leur « agenda de mercenaire » destiné à éloigner les Européens de l’Afrique pour mieux y jouer leur partition.
Jusqu’à présent centré sur le domaine militaire, Moscou étend désormais son « offre » à la bancarisation ou à la surveillance de scrutins électoraux dans des zones sensibles ou menacées. Des soldats russes ont ainsi débarqué à Bangui, en Centrafrique, pour « encadrer » la présidentielle du 27 décembre dans ce pays toujours livré à l’activisme de groupes armés. Cette opération suit la livraison, en octobre, de plusieurs blindés pour les Forces armées de la République centrafricaine (Faca). Les forces spéciales russes (Spetsnaz) assurent également la sécurité de Faustin Archange Touadera ainsi que celle des membres du gouvernement et de sa résidence personnelle. Candidat à sa propre succession, le chef de l’Etat fait par ailleurs appel depuis plusieurs années à Valery Zakharov, proche du Kremlin, comme conseiller chargé de la sécurité nationale.
Au Mozambique, important relais sur la façade Est de l’Afrique depuis son soutien au Front de libération du Mozambique (Frelimo), la Russie a accompagné la présidentielle de 2019 laquelle a débouché sur la réélection de Filipe Nyusi, cacique de ce mouvement indépendantiste avant de se muer en parti marxiste-léniniste jusqu’au début des années 1990. Dans ce pays lusophone, Moscou prête main forte aux Forces armées de défense du Mozambique (FADM) pour sécuriser la province Cabo Delgado (extrême-nord) en proie à une flambée terroriste islamiste depuis 2017. Ce soutien consiste en un précieux appui aérien.
En visite à Moscou en août 2019, peu avant sa réélection, Filipe Nyusi avait signé plusieurs conventions avec son homologue dans le domaine sécuritaire ainsi qu’un accord avec la société publique pétrolière Rosneft pour l’exploitation du gaz de ce pays. Réactivant ses anciennes alliances, la Russie reprend pied dans d’autres pays de l’ornière soviétique (Congo-Brazzaville, Angola, Algérie…) où elle multiplie les contrats de fournitures d’armements. Cette présence dans un domaine de prédilection vient contrebalancer de cuisants échecs comme le retrait par les autorités nigériennes, en 2013, au groupe Zarubezhvodstroy (ZVS), du chantier de construction du barrage de Kandadji sur le fleuve niger pour non-respect du cahier des charges.
Envers du décor : cette influence croissante est alimentée par de vastes campagnes de dénigrement tendant à décrédibiliser les activités ou la présence d’autres pays en Afrique, la France en tête. Orchestrées par des figures comme Evgueni Progozhin, membre du premier cercle de Vladimir Poutine et patron de multiples sociétés dont Concord Management & Consulting, cette stratégie de déstabilisation éprouvée consiste à inonder les réseaux sociaux (Facebook, Tweeter…) de fake-news à travers la création de milliers de faux-comptes ou de faux-profils pour mieux instrumentaliser les opinions publiques. Outre ces « usines à trolls », Moscou actionne ses propres « médias » comme levier d’influence. Russia Today (RT) et Sputnik, agence créée en 2014 pour « porter un regard russe sur l’actualité » comme elle se définit elle-même, se montrent toujours virulents lorsqu’il s’agit d’évoquer la politique de la France en Afrique. Une autre technique utilisée par l’Internet Research Agency, « think tank » proche du Kremlin, associe des journalistes à cette entreprise de dénigrement à travers des articles à charge dans des médias locaux moyennant rémunération. La Centrafrique est passée maître en la matière.