C’est un sujet à 50 milliards d’euros qui embarrasse tout le monde, depuis le Ministre de l’Economie jusqu’aux dirigeants d’entreprises sans compter la Banque de France et les autorités de marché.
Le dividende n’a pas bonne réputation. Assimilé à la rente balzacienne, à la livre de chaire shakespearienne, stigmatisé dans le débat politique, il apparaît comme un prélèvement indu opéré au détriment de rémunérations plus légitimes, celles notamment du travail et de la puissance publique. Ostracisé par ses pourfendeurs, le dividende est marginalisé par ses défenseurs pour lesquels il n’est qu’une modalité de rémunération, un mode, parmi d’autres, de distribution aux actionnaires de la valeur créée par l’entreprise.
Ainsi que le rappelle le Vernimmen, la bible des financiers, pas plus qu’un retrait à un distributeur automatique de billets, dividendes et rachats d’actions n’ont jamais enrichi les actionnaires dont la valeur de leurs actions baisse mécaniquement du même montant dès le versement du dividende. Et pourtant, bien que vilipendés et réduits à l’état de modalité, les dividendes prospèrent. Leurs montants ne cessent d’augmenter et ont doublé en quinze ans, suivant une progression seulement interrompue par la crise de 2009. En 2019, la progression annuelle des dividendes versés est plus élevée (+ 13 %) que celle des résultats nets courants, part du groupe qui ressort à 7 %.
Le taux de distribution des entreprises du CAC 40 progresse d’un point, à 47 % et, en tenant compte des rachats d’actions et des dividendes extraordinaires, il est de 59 %. Comme souvent en Bourse, la première raison de cette progression continue est qu’elle répond à une demande, celle des fonds de pension américains et britanniques, très attachés aux dividendes réguliers pour payer les pensions qu’ils doivent, ainsi que celle des gestionnaires pour compte de tiers dont les performances intègrent le montant des dividendes, mais n’entrent pas en compte dans le calcul de leurs indices de benchmark. La seconde raison, probablement la plus fondamentale, est que le versement du dividende est unanimement considéré comme l’expression de la confiance des dirigeants dans l’avenir de leur entreprise.
Le dividende témoin est preuve de la bonne santé d’une entreprise, de sa solidité financière, et inversement sa réduction, ou plus encore sa suppression, est un indicateur avéré d’une fracture et d’une régression durable. Contrairement à l’année 2019 et les dix années qui la précèdent, l’année 2020, crise sanitaire oblige, se traduira par une chute brutale des sommes versées aux actionnaires. Au deuxième trimestre, traditionnellement celui où, en l’absence d’acomptes, est versé le dividende, la chute a été de 45% en Europe et a affecté plus de la moitié des entreprises cotées.
En France, la baisse a atteint 57% et concerné huit entreprises sur 10. Sur l’ensemble de l’année, la diminution devrait se situer aux alentours des 20%, et probablement sensiblement plus en France. Sur les 40 entreprises du CAC 40, seules 7 ont décidé de maintenir leur dividende, 16 de le réduire et 14 de le supprimer. Deux sociétés, Pernod Ricard et Sodexo, bénéficiant d’un exercice décalé ont pu ne pas se prononcer. Une société, Worldline, est réputée pour ne pas verser de dividendes afin de privilégier sa croissance.
Pour la plupart de ces entreprises, à l’exception de celles dont l’exploitation a été durablement affectée par la crise sanitaire (Airbus, Safran, Accor,…), la question posée n’est plus celle de la reprise ou non du versement des dividendes, mais celle du calendrier et de l’ampleur de cette reprise. Après des annonces de résultats satisfaisants pour les troisième trimestre 2020, après l’annonce de trois candidats-vaccins pour le premier semestre 2021, pourquoi différer plus longtemps le versement d’un dividende qui permettra de préserver l’attractivité de la valeur et de soutenir son cours. Le fait de n’avoir pas versé de dividendes en 2020 a lourdement pesé sur les valeurs européennes notamment par rapport à leurs homologues américaines, plus généreuses et moins prudentes.
Plus tôt il sera mis fin à cette distorsion de concurrence, mieux ce sera et si possible anticipons en versant, comme s’apprête à le faire Orange le 9 décembre prochain, un acompte revalorisé sur le dividende 2020. Il n’est pas sûr cependant que le retour à la normale, la normalité se définissant comme un taux de distribution de l’ordre de 50% du bénéfice réalisé, puisse être considéré comme définitivement acquis. Indépendamment des nombreux aléas et rebondissements possibles de la crise sanitaire, et de la crise économique et sociale qui l’accompagne, plusieurs freins risquent de limiter les entreprises dans leur générosité et les investisseurs dans leurs appétits.
Premier frein, le Gouvernement. Bruno Le Maire a appelé très tôt et continue de prôner la modération des dividendes. Les aides d’Etat et les reports de cotisations sociales et fiscales sont conditionnées au non-versement de dividendes, sous peine de devoir rembourser les aides et payer des pénalités. Il est peu probable que les administrateurs représentant l’Etat au conseil des entreprises où il détient une participation, votent en faveur d’une reprise rapide, même si Orange a apporté la preuve qu’il était possible de s’affranchir, au moins partiellement, de cette contrainte.
Deuxième frein, les syndicats et l’opinion publique, ainsi que Danone ou à un moindre degré Total ou Sanofi ont pu en faire l’expérience. Le rapprochement entre suppressions d’emplois et les économies à réaliser d’une part, montant des dividendes d’autre part, est toujours un mélange détonnant, surtout lorsque l’on revendique le statut d’entreprise à mission où l’objectif n’est pas la rentabilité économique, mais la résolution d’un défi social ou environnemental, le profit n’étant qu’un moyen de le financer. Troisième obstacle enfin, spécifique aux banques et sociétés d’assurance, les autorités prudentielles du secteur financier. Dès le 27 mars, la BCE a demandé aux banques de la zone Euro de ne pas verser de dividendes, recommandation confirmée et répétée le 28 juillet. L’interdiction est cependant, semble-t-il, en voie d’être levée par l’ACPR. Son Président, François Villeroy de Galhau, s’est récemment exprimé en ce sens tout en invitant les banques à être « sages avec sobriété ». La recommandation ne vaut pas que pour les seuls banquiers et assureurs. Elles concernent l’ensemble des chefs d’entreprises. Le dividende est un alcool fort. Il convient de le manier avec précaution et de le consommer avec modération.