La transparence et les intérêts économiques essentiels de la France et de l’Europe
La transparence est une des garanties essentielles de nos démocraties modernes. La transparence administrative, concrétisée par un accès de plus en plus extensif aux documents administratifs, est un fait positif, qui est acquis depuis des décennies. La transparence politique, avec les déclarations d’intérêts et les déclarations de patrimoine auprès de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, est plus nouvelle ; mais on sait combien elle a déjà fondamentalement changé les moeurs politiques en plaçant ministres et élus nationaux et locaux sous la surveillance permanente des médias, des associations et donc du public.
L’objectif de rétablissement de la confiance dans les institutions de notre pays n’a malheureusement pas été atteint, si l’on en juge par la mise en cause incessante, y compris devant les tribunaux, des responsables politiques, pour un oui ou pour un non. Il y a là à terme les ferments d’une érosion de notre système démocratique, comme on le voit aux Etats-Unis où la contestation des « élites », faite de frustrations que l’on peut comprendre, a conduit à l’élection de Donald Trump au point d’ébranler la stabilité politique du pays et de fragiliser son leadership mondial. Or ces enjeux n’ont pas seulement à voir avec la stabilité et la sécurité interne et externe des Etats-Unis. Ils concernent aussi celles de ses alliés, au premier chef les européens. Les entreprises n’échappent pas à l’exigence de transparence, promue par un mouvement social de fond dans lequel se mêlent populisme et désir de démocratie plus directe.
Nul ne conteste plus que la transparence est devenue un impératif majeur de la gouvernance des entreprises, qu’il s’agisse de la transparence financière ou extra-financière, avec notamment la déclaration de performance extra-financière (DPEF), le plan de vigilance ou encore les dispositifs d’alerte professionnelle visant notamment à prévenir la corruption et les conflits d’intérêts. Scrutées par les agences de notation qui se créent au fur et à mesure des exigences nouvelles de transparence qui leur sont imposées, soumises à la dictature des classements et des « awards » en tous genres, les entreprises sont sommées de justifier du bien-fondé et de la conformité de leurs actions en publiant une masse d’informations de plus en plus considérable. Mais il doit y avoir une limite.
Et c’est pourquoi, par deux fois, à propos de la DPEF, puis à propos du plan de vigilance inclus dans le rapport de gestion de l’entreprise, le Conseil constitutionnel a tenu à souligner que la transparence n’est pas un absolu. Il a indiqué que ces publications ne sauraient contraindre les sociétés concernées à rendre publiques des informations intéressant leurs stratégies industrielles et commerciales. Le Conseil n’a pas éprouvé le besoin de définir ce qu’il entendait par là, laissant chaque entreprise identifier les informations dont la confidentialité doit être assurée.
Mais nous savons que dans les grands groupes, dans les entreprises actives dans le domaine des technologies avancées, dans la santé, l’énergie et les transports et dans tous les autres secteurs critiques, l’intérêt stratégique d’une entreprise se confond facilement avec les intérêts stratégiques de l’Etat, voire de l’Europe. Aussi, il est étonnant qu’aucune réflexion globale en profondeur ne soit apparemment menée ni en France, ni en Europe sur la préservation de nos intérêts économiques, et donc politiques, essentiels. Le SISSE, au ministère de l’Economie et des finances, garant des intérêts de la souveraineté économique, devrait pourtant pouvoir s’appuyer sur une doctrine véritablement éprouvée et remise constamment à jour. La troisième préoccupation que suscite la situation actuelle a trait à l’asymétrie qui existe entre la demande croissante de transparence des associations, notamment les ONG internationales et leurs branches françaises, et le manque de transparence de ces dernières. Il n’est pas contestable que la liberté d’association est au coeur de nos libertés publiques comme l’a souligné de façon éclatante le Conseil constitutionnel dans sa décision fondatrice de 1971 sur « la Cause du Peuple », censurant la loi qui soumettait à autorisation préalable certaines associations.
Certes également, cette liberté est tout aussi étendue s’agissant des associations étrangères. Rappelons qu’il est simplement requis, lorsque l’association a son siège à l’étranger, que la déclaration préalable à sa constitution soit faite à la préfecture du département où est situé le siège de son principal établissement. Et même, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des juridictions françaises, une association n’ayant pas d’établissement en France et n’ayant donc pas effectué de déclaration préalable à une préfecture a malgré tout le droit d’ester en justice en se constituant partie civile devant une juridiction française.
Il reste que la liberté d’association ne saurait être synonyme d’opacité. Il y va de l’égalité des armes et de son corollaire, le droit à un procès équitable. D’un côté, des entreprises qui sont attraites devant les tribunaux par des associations, qui publient, outre leur Kbis, toutes les données nominatives, financières et extra-financières permettant de les identifier et de connaître avec précision leurs activités et leurs financements, et ce, au niveau du groupe tout entier. D’un autre côté, les associations qui les poursuivent en justice se voient dispensées d’obligations de publicité semblables. Or du point de vue de la souveraineté économique française et européenne, la transparence de part et d’autre s’impose.
C’est ce que réclame la Cour des comptes européenne dans son rapport de 2018 intitulé « Mise en oeuvre des fonds de l’UE par des ONG : des efforts supplémentaires sont nécessaires pour plus de transparence ». Le constat est sévère. Après avoir rappelé que la transparence est un des principes budgétaires énoncés dans le règlement financier applicable au budget de l’UE, elle demande à la Commission européenne de « communiquer de manière appropriée et en temps utile les informations qu’elle détient sur les destinataires des fonds européens, y compris les ONG ». La Cour déplore en effet que le classement des entités en tant qu’ONG ne soit « pas fiable ». Elle signale également les carences du contrôle de l’utilisation des fonds européens par la Commission européenne et par les Nations Unies auxquelles la Commission a délégué cette tâche, plus particulièrement s’agissant des « réseaux d’ONG internationales ».
En conclusion, si la transparence n’est pas absolue, les exigences qu’elle comporte doivent être équitablement réparties entre tous les acteurs globaux que sont les entreprises et les ONG, notamment celles appartenant à un réseau international. On est loin du compte pour ces dernières, mais on a bon espoir que l’UE se saisisse de la question pour fixer des règles raisonnables et uniformes applicables sur l’ensemble du territoire européen.