DF, Air France… Les dossiers s’accumulent autour du triptyque marché/souveraineté/compétitivité à Bruxelles où se joue ces temps-ci l’avenir de quelques-uns de nos « lieux de mémoire » industriels nationaux. Peut on accepter que les aides de l’Etat à Air France, mise KO par la pandémie liée au Covid 19, conduisent à mettre davantage à genou la compagnie aérienne en la contraignant à abandonner des pans entiers de ses créneaux de vol à ses concurrents les plus agiles, Ryanair ou Easyjet en tête?
Que penser du marchandage entre Paris et Bruxelles entre le prix payé à EDF par ses concurrents Engie ou Total pour lui racheter l’énergie produite à partir du nucléaire et la restructuration de fond d’une entreprise publique confrontée à un mur de dette et le lourd défi de tenir son rang dans les énergies renouvelables?
Chacun de ces dossiers questionne la doctrine européenne de régulation qui s’est imposée depuis trois décennies. Avec pour postulat l’absolue nécessité d’introduire le marché face aux pesanteurs coûteuses des monopoles. Personne ne conteste a posteriori que l’emprise de ces « fat cats » publics dans l’eau, le gaz, l’électricité, les télécoms, le rail, l’aérien avait fini par jouer contre l’intérêt des consommateurs, ralentissait l’innovation, bloquait les prix à haut niveau sans pour autant réaliser les investissements d’avenir et assurer une qualité du service rendu. Mais les temps changent. La compétition mondiale redouble et fait découvrir à beaucoup, à l’heure de la pandémie, l’existence d’impératifs stratégiques d’indépendance un peu vite oubliés.
L’urgence environnementale impose des investissements massifs. La logique antitrust fondant sa priorité sur les mécanismes du marché devant les besoins de compétitivité et d’innovation doit-elle être revisitée? Chaque dossier mérite une approche particulière. Les progrès accomplis pour desserrer les monopoles dans certains secteurs sont indéniables.
Mais qui peut assurer maintenant que la logique d’ouvrir toujours plus le secteur aérien à la concurrence à l’heure où l’on peut déjà (après Covid) voyager pour moins de 10 euros d’une capitale à l’autre se justifie? Qui dit que la logique imposée dans les télécoms qui a conduit à une vraie concurrence sur les prix n’ait abouti aussi à maintenir en Europe une myriade d’opérateurs de taille limitée incapables d’assumer les milliards d’investissements nécessaires à l’équipement des territoires et à l’innovation. Rien n’assure non plus que l’ouverture à la concurrence des tarifs de l’électricité a permis de faire baisser les prix pour le consommateur alors que EDF en subventionnant ses concurrents voit chaque jour sapées ses capacités financières et risque de finir par se faire décrocher dans la course aux énergies renouvelables.
Ce serait une erreur de baisser la garde sur l’impératif de concurrence. Dans le secteur de l’eau et de l’assainissement, que choisir entre créer un champion mondial de l’environnement affirmant qu’il aura ainsi les moyens de relever le défi d e l a t ransition é cologique e t l a n écessité d e c onserver sur le territoire français des conditions de compétition minimales pour soutenir l’innovation et de compétition au profit des collectivités locales et de leurs administrés? Le cas Veolia/suez vaut d’être d’autant plus posé à observer, dans un autre secteur, celui du matériel ferroviaire, le récent comportement d’Alstom dans l’affaire du RER E. Qu’Alstom après avoir racheté Bombardier Transport dénonce le contrat signé par ce dernier avec la SNCF et la RATP pour en relever les prix montre que les réflexes de monopole ont la vie dure.
La notion de concurrence ne peut plus désormais s’entendre sans inclure les impératifs de souveraineté et de compétitivité. Trop de concurrence a nui à l’émergence d’acteurs européens à qui l’on reproche désormais de ne pas être capables de boxer sur l’échiquier mondial et de plonger nos économies dans une trop grande dépendance technologique et industrielle de la Chine ou des Etats Unis. Entre la défense de 450 millions de consommateurs européens, l’énorme effort financier à réaliser pour installer une économie décarbonée et la nécessité de consolider des acteurs industriels européens puissants capables de mener la course à l’innovation, les arbitrages exigent une approche plus équilibrée que la seule affirmation de la loi du marché. Bruxelles doit revoir sa grammaire.
Pour trouver le bon équilibre entre ces impératifs et ne pas se voir accusé d’être fort avec les faibles (comme le sont aujourd’hui paradoxalement Air France ou EDF) et faible avec les forts comme le sont ces autres monopoles, les Gafam, qui ont prospéré sous l’aile protectrice des Etats-Unis ou leurs homologues chinois. L’Europe doit mieux faire savoir ce qu’elle veut. Ses choix stratégiques doivent être faits dans la plus grande transparence pour être compris par les opinions publiques. Cela passe par un affichage clair et assumé des priorités, des secteurs et des moyens pour bâtir un vrai souverainisme à l’échelle européenne. Et sans doute pas par un marchandage mené dans l’opacité comme on l’observe ces temps-ci sur nos dossiers industriels.