Les mesures prévoyant l’autorisation d’investissements étrangers dans des entreprises françaises stratégiques n’ont cessé de se renforcer depuis le décret du 31 décembre 2005, avec une accélération notable des changements dans les dernières années et les derniers mois.
Le décret du 14 mai 2014, dit décret Montebourg, élargissait les secteurs concernés notamment à l’énergie, la santé, les transports, celui du 29 novembre 2018 y ajoute les activités spatiales, la cybersécurité, l’intelligence artificielle et la robotique. Fin 2019, le décret du 31 décembre précise la notion d’entité étrangère (plus large qu’investisseur étranger) et étend les secteurs visés à la sécurité alimentaire, à la presse écrite et en ligne ainsi qu’aux technologies critiques (technologies quantiques et stockage d’énergie, quand ils sont mis en oeuvre dans les activités concernées par l’investissement). En avril 2020, le seuil de franchissement direct, indirect, seul ou de concert, de détention des droits qui déclenche la procédure passe de 33% à 25%.
Par un décret de juillet 2020, ce seuil tombe à 10%, uniquement cependant pour les entreprises cotées et de manière temporaire jusqu’au 31 décembre 2020. Les Européens en sont exemptés. Il est notable de constater que c’est le « Règlement du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union » qui a conduit à l’évolution de décembre 2019. Ce mécanisme européen sera applicable le 11 octobre 2020. Certes il instaure peu d’obligations mais il donnera la possibilité à la Commission de mettre en place un mécanisme de coordination des politiques liées aux investissements étrangers des Etats membres, de recommander aux Etats qui n’en ont pas d’en créer une (seulement 12 pays européens dont la France en ont actuellement) et d’émettre des avis à leur adresse lorsqu’elle estimera qu’un investissement (prévu ou réalisé) « est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public de plus d’un Etat membre ou lorsqu’elle dispose d’informations pertinentes » le concernant ». Un service d’intelligence économique européen va-t-il se développer ? Il va être intéressant d’observer l’attitude de la Commission dans ce domaine jusqu’à présent traité de manière libre-échangiste avec une multiplication d’accords de ce type ces dernières années. Elle pourrait infléchir sa doctrine. Les cas où les investissements étrangers peuvent être considérés comme présentant une menace pour la sécurité nationale sont prévus dans le TFUE, et leur multiplication due à la crise peut justifier la mise en place de restrictions à la libre circulation des capitaux et des investissements. Les infrastructures critiques notamment sanitaires sont expressément visées dès 2019. Il serait piquant que le développement de la sécurité économique en France vienne de l’UE. Car dans notre pays, pour l’instant, malgré tous les ajouts de textes susmentionnés et l’utilisation nouvelle et répétée du terme « souveraineté » dans les discours publics, on ne distingue pas vraiment d’inflexion dans les actions mises en oeuvre.
La direction générale du Trésor expose certes des chiffres de contrôle en hausse :
Mais dans les faits, un certain nombre d’entreprises de taille moyenne disposant de technologies avancées ont été ou sont en passe d’être rachetées par des investisseurs étrangers, comme Photonis, leader de la vision nocturne dans le domaine de la défense ou encore Aubert et Duval actuellement. Il est fortement à craindre qu’en conséquence de la crise sanitaire qui a aggravé une situation économique déjà chancelante, des entreprises soient très durablement affaiblies et tombent aux mains de fonds prédateurs non régulés qui pourraient bien n’attendre que cela. Un scénario à la grecque. Les décrets ne sont qu’un des outils du mécanisme de contrôle des investissements étrangers. Ils ne font pas une politique. Une politique publique cohérente doit d’abord réellement les appliquer, en utilisant le cas échéant les mêmes règles de proxy qu’aux États-Unis (représentation au conseil d’administration par un national), utiliser des moyens d’intervention dignes de ce nom, en recourant aux fonds de fonds de la BPI, de l’Agence d’innovation pour la défense, de régions, exploiter toutes les possibilités législatives notamment, en cas de rachat après sanction, le recours à la loi de blocage.
Il nous semble qu’une partie des fonds consacrée à la Relance économique devraient absolument être affectée à un fonds de réserve souverain permettant de contrecarrer ces éventuelles menées auprès d’entreprises stratégiques pour l’intérêt général. Il faudrait enfin et surtout que l’Etat soit capable d’anticiper et de traiter ces cas en amont et non en urgence. Cela signifie une politique d’intelligence économique très professionnelle, tant par la veille que par la capacité à réunir non seulement les organismes publics mais aussi les acteurs privés français, fonds et entreprises concernés. La revente à venir par General Electric (issu du rachat d’Alstom Power en 2014) de son pôle de fabrication et de maintenance de turbines Arabelle pour nos centrales nucléaires pourrait être l’occasion et une première application d’une véritable politique d’amont destinée à réunir un actionnariat à majorité française pour cette activité stratégique.