La pandémie de Covid19, les drames humains et l’urgence qui s’y rattachent, sont propices aux controverses scientifiques et à la montée de la défiance. Des concepts barbares faisant douter des expertises scientifiques sont apparus dans le débat, comme « l’ultracrépidarianisme », qu’illustre la « maladie du Nobel », ou encore « l’agnotologie », que le grand public a découvert en février 2021 avec le documentaire « La fabrique de l’ignorance » sur Arte. Le contexte médiatique privilégie également des narrations de type « seul contre tous » ou « David contre Goliath », qui constituent un ressort psychologique puissant et attractif pour capter l’attention.
Tout cela permet l’émergence de voix dissonantes face à une parole, qu’elle soit politique ou scientifique, perçue comme « officielle ». Mais si l’opinion est désormais sensibilisée, et c’est une bonne chose, à l’enjeu des « lanceurs d’alerte », elle demeure désarmée pour déterminer si ceux-ci sont réels ou autoproclamés, oeuvrant pour le collectif ou leur propre intérêt. Les documentaires, devenus une arme majeure dans la guerre de l’information, sont particulièrement représentatifs de cet affrontement à l’oeuvre pour gagner ou faire perdre la confiance en matière d’expertise scientifique. En novembre 2020, « Hold-Up, retour sur un chaos » et ses intervenants prennent la posture du « seuls contre tous » pour dénoncer un complot mondial. A l’inverse, « La face cachée de Didier Raoult » sur RMC Story en avril 2021 se donne pour objectif de faire la lumière sur le célèbre virologue. Pour vanter les mérites de leur champion, leurs partisans sombrent par ailleurs souvent dans le « syndrome de Galilée ». L’exemple de l’illustre astronome prouverait qu’il est possible en science d’avoir raison contre tous, luttant contre la censure des puissants en mode « et pourtant elle tourne ». Outre que les contextes du XXIe et du XVIe siècles sont difficilement comparables, c’est méconnaître la réalité historique : l’église catholique à l’origine était plutôt encline aux compromis avec les observations scientifiques, et d’avantage en guerre d’influence contre le protestantisme qu’avec la science en tant que telle. Scientifiquement, Galilée n’était pas parvenu à prouver complètement sa théorie. Enfin, le procès révèle également un affrontement personnel entre Galilée et le pape Urbain VIII, pourtant amis à l’origine. Ceux qui reprennent l’exemple de Galilée ne rappellent donc pas une réalité historique complexe, mais sont au contraire victimes du « storytelling » autour de cette affaire, ce qui est assez paradoxal quand on constate leur volonté de lutter contre la censure et les manipulations…
Est-ce que cela signifie pour autant que le « seul contre tous » est impossible en sciences ? Qu’il n’existe pas de cas avéré de scientifique découvrant une vérité d’ampleur mondiale et décidant, pour sauver des vies, de sortir de son champ de compétences, d’affronter le déni de ses pairs ainsi que la puissance des lobbys ? Cela s’est effectivement déjà produit, avec, par exemple, Clair Cameron Patterson, considéré par certains comme « Le scientifique le plus important dont vous n’avez jamais entendu parler ». Clair C. Patterson est pourtant l’un des plus grands scientifiques du XXe siècle, à la fois pour ses découvertes, mais aussi pour le nombre de vies qu’il a contribué à sauver. Né en 1922, ce géochimiste américain participe au projet Manhattan. Puis, en 1953, grâce aux données isotopiques du plomb, il établit l’âge de la Terre : 4,55 milliards d’années. Chercheur et professeur à Caltech, il étudie par la suite la croûte terrestre et les fonds marins, ses recherches étant subventionnées par l’industrie pétrolière qui espère rentabiliser ces forages. Patterson découvre alors des taux de contamination exceptionnels de plomb, non seulement dans ses échantillons, mais dans tout notre environnement.
Le plomb est en effet à l’époque présent partout : peinture, boîtes de conserve, ampoules électriques, jouets… et bien sûr dans l’essence, qui une fois sa combustion achevée, se répand dans l’atmosphère puis retombe… Non seulement dans les usines où l’on traite le plomb, celui-ci provoque hallucinations, démences et suicides, mais c’est l’ensemble de la population qui est exposée à ce neurotoxique, à des taux de plusieurs centaines de fois supérieurs à la normale. Au final, l’Américain moderne contiendrait près de 600 fois plus de plomb que ses ancêtres. En 1965, Patterson publie « Contaminated and Natural Lead Environments of Man », et essaye d’attirer l’attention du public. Il devient dès lors l’ennemi du lobby pétrolier, qui va user de tous les moyens pour le discréditer. On lui propose de travailler sur d’autres sujets, il refuse. L’industrie pétrolière arrête alors les financements de son laboratoire, tente de dissuader les autres financeurs, fait pression sur Caltech pour qu’elle le désavoue. Patterson étant plutôt du genre excentrique et adepte du franc-parler, ils essayent de le faire passer pour fou. La communauté scientifique n’est guère plus accueillante. Ses confrères refusent d’admettre une contamination généralisée des échantillons. Les toxicologues estiment que ce géochimiste n’a aucune compétence en biologie.
Patterson s’obstine, poursuit ses travaux, mais demeure controversé. L’industrie pétrolière, et notamment l’Ethyl Corporation, crie à la chasse aux sorcières, noie la littérature d’études rassurantes. Usant de l’argument d’autorité, elle met sur le devant de la scène le toxicologue Robert A. Kehoe, qui portera systématiquement la contradiction à Patterson, déclarant lors de ses auditions au Sénat «il se trouve que j’ai plus d’expérience dans ce domaine que quiconque vivant.» Patterson a heureusement des alliés, dont le sénateur Edmund Muskie, pionnier des premières lois fédérales de protection de l’environnement, notamment les Clean Air Act et Clean Water Act en 1970 et 1972. Le corps politique et scientifique est peu à peu sensibilisé. Les études médicales se multiplient. Les premières lois amenant à une baisse de l’utilisation du plomb au début des années 1970 ont pour conséquence une chute des contaminations. Ses travaux sont reconnus en 1978 et Patterson reçoit en 1980 le Tyler Prize for Environmental Achievement. L’Environmental Protection Agency recommande l’élimination du plomb dans tous les produits industriels, de consommation et d’essence pour la fin 1986. Quelques jours après le décès de Patterson, l’essence contenant du plomb disparaît des réservoirs, le 31 décembre 1995. Il faudra attendre 2010 pour que l’ensemble de ses recommandations soient appliquées.
Clair Patterson restera dans l’ombre, alors qu’à chaque fois que nous faisons le plein, ce « SP » à la station-service nous rappelle son action. Ses travaux auront par la suite un regain d’intérêt quand le sociologue Colum Gilfillan médiatisera sa thèse du plomb comme principale cause du déclin de l’Empire romain. National Geografic consacrera aussi l’épisode 7 de la saison 1 de sa série « Cosmos : Une odyssée à travers l’univers » à Patterson et son combat. Quelles leçons retenir au final de l’histoire de Clair Patterson ? Bien sûr, d’abord que le « seul contre tous » est bel et bien possible en sciences, et que la vérité scientifique réussit toujours malgré les obstacles à trouver son chemin et emporter le consensus.
Ensuite que les plus grands scientifiques ne sont pas forcément les plus médiatiques, et qu’il vaut mieux poursuivre inlassablement dans l’ombre un travail de conviction de ses pairs, que de s’enfermer dans ses certitudes et attendre que l’avenir vous donne raison. Enfin, et ce n’est pas la moindre : le politique ne saurait être qu’un simple destinataire d’expertises éclairant sa prise de décision. Il constitue également un allié indispensable à l’émergence de la vérité scientifique.